La rencontre Talma Hugo. Lassé de ses rôles, le tragédien triomphant s’enthousiasme pour le genre naissant du drame et veut jouer Cromwell.

Publié le par Maltern

La rencontre Talma Hugo. Lassé de ses rôles, le tragédien triomphant s’enthousiasme pour le genre naissant du drame et veut jouer Cromwell.

 

 

« M. Taylor était alors commissaire royal à la Comédie-Française. Il demanda à M. Victor Hugo pourquoi il n’écrivait pas pour le théâtre.

 

– J’y pense, dit M, Victor Hugo. J’ai même commencé un drame sur Cromwell.

 

– Eh bien ! finissez-le et donnez-le-moi. Un Cromwell fait par vous ne peut être joué que par Talma.

 

Pour engager l’affaire, il réunit le poète et le tragédien dans un dîner au Rocher de Cancale.

 

Le dîner était nombreux, mais MM. Victor Hugo et Talma, placés l’un à côté de l’autre, purent causer à leur aise.

 

Talma avait alors soixante-cinq ans ; il était fatigué et malade ; il mourut quelques mois après ; il se sentait finir. Il parla de sa profession avec amertume : les acteurs n’étaient pas des hommes, pas même lui, malgré son succès et sa réputation ; applaudi et traité presque en ami par l’empereur, il lui avait demandé la croix, et l’empereur n’avait pas osé la lui donner. Même dans son métier, il n’était arrivé à rien.

 

M. Victor Hugo se récria.

 

– Non, insista le grand tragédien, l’acteur n’est rien sans le rôle, et je n’ai jamais eu un vrai rôle. Je n’ai jamais eu de pièce comme il m’en aurait fallu. La tragédie, c’est beau, c’est noble, c’est grand ; j’aurais voulu autant de grandeur avec plus de réalité. Un personnage qui eût la variété et le mouvement de la vie, qui ne fût pas tout d’une pièce, qui fût tragique et familier, un roi qui fût un homme. Tenez, m’avez-vous vu dans Charles VI ? J’ai fait de l’effet en disant : Du pain ! Je veux du pain ! C’est que le roi n’était plus là dans une souffrance royale, il était dans une souffrance humaine ; c’était tragique et c’était vrai ; c’était la souveraineté et c’était la misère ; c’était un roi et c’était un mendiant. La vérité ! voilà ce que j’ai cherché toute ma vie. Mais que voulez-vous ? je demande Shakespeare, on me donne Ducis. A défaut de vérité dans la pièce, j’en ai mis dans le costume. J’ai joué Marius jambes nues. Personne ne sait ce que j’aurais été si j’avais trouvé l’auteur que je cherchais. Je mourrai sans avoir joué une seule fois. Vous, monsieur Hugo, qui êtes jeune et hardi, vous devriez me faire un rôle. Taylor m’a dit que vous faisiez un Cromwell. J’ai toujours eu envie de jouer Cromwell. J’ai acheté son portrait à Londres. Si vous veniez chez moi, vous le verriez accroché dans ma chambre. Qu’est-ce que c’est que votre pièce ? Ça ne doit pas ressembler aux pièces des autres.

 

– Ce que vous rêvez de jouer, dit M. Victor Hugo, c’est justement ce que je rêve d’écrire.

 

Et il exposa au tragédien quelques-unes des idées dont il allait faire la Préface de Cromwell : le drame substitué à la tragédie, l’homme au personnage, le réel au convenu ; la pièce libre d’aller de l’héroïque au positif ; le style ayant toutes les allures, épique, lyrique, satirique, grave, bouffon la suppression de la tirade et du vers à effet. Ici, Talma l’interrompit vivement :

 

– Ah ! oui, s’écria-t-il ; c’est ce que je m’épuise à leur dire. Pas de beaux vers !

 

Il écouta avec grande attention les théories du poète.

 

– Et votre Cromwell est fait dans ces idées ? lui demanda-t-il.

 

– Tellement que, pour bien marquer tout de suite sa volonté d’être réel, son premier vers est une date :

 

 

 

Demain, vingt-cinq juin mil six cent cinquante-sept.

 

 

 

– Vous devez en savoir des scènes par cœur ! dit Talma. Vous seriez bien aimable de nous en dire une.

 

Les autres convives joignirent leurs instances aux siennes. M. Victor Hugo dit la scène où Milton adjure Cromwell de renoncer à se faire roi. La scène était mal choisie ; ce n’était, en somme, qu’un long discours, qui, si accidenté qu’il fût par l’émotion du raisonnement et par la coupe de la phrase, ne tranchait pas absolument avec les tirades tragiques ; de plus c’était Milton qui parlait tout le temps, et Talma n’aurait eu qu’à l’écouter. Il trouva les vers très beaux, ce qui était un éloge suspect après son cri contre les « beaux vers », et demanda autre chose. M. Victor Hugo dit la scène du Protecteur interrogeant Davenant sur son voyage. Cette fois, on était loin de la tragédie ! A chaque détail local, à chaque touche de réalité franche :

 

 

 

    Logez-vous pas toujours chez votre même hôtesse ?

 

    A la Sirène ?...

 

    Vous avez un chapeau de forme singulière.

 

    Excusez ma façon peut-être familière ;

 

    Vous plairait-il, monsieur, le changer pour le mien ?

 

 

 

Talma applaudissait : – A la bonne heure ! c’est cela ! c’est ainsi qu’on parle ! – Et, la scène finie, il tendit la main à l’auteur en lui disant : – Dépêchez-vous de finir votre drame, j’ai hâte de le jouer.

 

Quelque temps après, Talma était mort. M. Victor Hugo, n’ayant plus d’acteur, ne se pressa plus, et put donner à son drame des développements que n’aurait pas comportés la représentation. »

 

La rencontre Talma Hugo. Lassé de ses rôles, le tragédien triomphant s’enthousiasme pour le genre naissant du drame et veut jouer Cromwell.

 

 

 

 

 

« M. Taylor était alors commissaire royal à la Comédie-Française. Il demanda à M. Victor Hugo pourquoi il n’écrivait pas pour le théâtre.

 

– J’y pense, dit M, Victor Hugo. J’ai même commencé un drame sur Cromwell.

 

– Eh bien ! finissez-le et donnez-le-moi. Un Cromwell fait par vous ne peut être joué que par Talma.

 

Pour engager l’affaire, il réunit le poète et le tragédien dans un dîner au Rocher de Cancale.

 

Le dîner était nombreux, mais MM. Victor Hugo et Talma, placés l’un à côté de l’autre, purent causer à leur aise.

 

Talma avait alors soixante-cinq ans ; il était fatigué et malade ; il mourut quelques mois après ; il se sentait finir. Il parla de sa profession avec amertume : les acteurs n’étaient pas des hommes, pas même lui, malgré son succès et sa réputation ; applaudi et traité presque en ami par l’empereur, il lui avait demandé la croix, et l’empereur n’avait pas osé la lui donner. Même dans son métier, il n’était arrivé à rien.

 

M. Victor Hugo se récria.

 

– Non, insista le grand tragédien, l’acteur n’est rien sans le rôle, et je n’ai jamais eu un vrai rôle. Je n’ai jamais eu de pièce comme il m’en aurait fallu. La tragédie, c’est beau, c’est noble, c’est grand ; j’aurais voulu autant de grandeur avec plus de réalité. Un personnage qui eût la variété et le mouvement de la vie, qui ne fût pas tout d’une pièce, qui fût tragique et familier, un roi qui fût un homme. Tenez, m’avez-vous vu dans Charles VI ? J’ai fait de l’effet en disant : Du pain ! Je veux du pain ! C’est que le roi n’était plus là dans une souffrance royale, il était dans une souffrance humaine ; c’était tragique et c’était vrai ; c’était la souveraineté et c’était la misère ; c’était un roi et c’était un mendiant. La vérité ! voilà ce que j’ai cherché toute ma vie. Mais que voulez-vous ? je demande Shakespeare, on me donne Ducis. A défaut de vérité dans la pièce, j’en ai mis dans le costume. J’ai joué Marius jambes nues. Personne ne sait ce que j’aurais été si j’avais trouvé l’auteur que je cherchais. Je mourrai sans avoir joué une seule fois. Vous, monsieur Hugo, qui êtes jeune et hardi, vous devriez me faire un rôle. Taylor m’a dit que vous faisiez un Cromwell. J’ai toujours eu envie de jouer Cromwell. J’ai acheté son portrait à Londres. Si vous veniez chez moi, vous le verriez accroché dans ma chambre. Qu’est-ce que c’est que votre pièce ? Ça ne doit pas ressembler aux pièces des autres.

 

– Ce que vous rêvez de jouer, dit M. Victor Hugo, c’est justement ce que je rêve d’écrire.

 

Et il exposa au tragédien quelques-unes des idées dont il allait faire la Préface de Cromwell : le drame substitué à la tragédie, l’homme au personnage, le réel au convenu ; la pièce libre d’aller de l’héroïque au positif ; le style ayant toutes les allures, épique, lyrique, satirique, grave, bouffon la suppression de la tirade et du vers à effet. Ici, Talma l’interrompit vivement :

 

– Ah ! oui, s’écria-t-il ; c’est ce que je m’épuise à leur dire. Pas de beaux vers !

 

Il écouta avec grande attention les théories du poète.

 

– Et votre Cromwell est fait dans ces idées ? lui demanda-t-il.

 

– Tellement que, pour bien marquer tout de suite sa volonté d’être réel, son premier vers est une date :

 

 

 

Demain, vingt-cinq juin mil six cent cinquante-sept.

 

 

 

– Vous devez en savoir des scènes par cœur ! dit Talma. Vous seriez bien aimable de nous en dire une.

 

Les autres convives joignirent leurs instances aux siennes. M. Victor Hugo dit la scène où Milton adjure Cromwell de renoncer à se faire roi. La scène était mal choisie ; ce n’était, en somme, qu’un long discours, qui, si accidenté qu’il fût par l’émotion du raisonnement et par la coupe de la phrase, ne tranchait pas absolument avec les tirades tragiques ; de plus c’était Milton qui parlait tout le temps, et Talma n’aurait eu qu’à l’écouter. Il trouva les vers très beaux, ce qui était un éloge suspect après son cri contre les « beaux vers », et demanda autre chose. M. Victor Hugo dit la scène du Protecteur interrogeant Davenant sur son voyage. Cette fois, on était loin de la tragédie ! A chaque détail local, à chaque touche de réalité franche :

 

 

 

    Logez-vous pas toujours chez votre même hôtesse ?

 

    A la Sirène ?...

 

    Vous avez un chapeau de forme singulière.

 

    Excusez ma façon peut-être familière ;

 

    Vous plairait-il, monsieur, le changer pour le mien ?

 

 

 

Talma applaudissait : – A la bonne heure ! c’est cela ! c’est ainsi qu’on parle ! – Et, la scène finie, il tendit la main à l’auteur en lui disant : – Dépêchez-vous de finir votre drame, j’ai hâte de le jouer.

 

Quelque temps après, Talma était mort. M. Victor Hugo, n’ayant plus d’acteur, ne se pressa plus, et put donner à son drame des développements que n’aurait pas comportés la représentation. »

 
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