Le Roi Lear : Les réécritures du texte de Shakespeare ou les infortunes de la vertu...

Publié le par Maltern

Le Roi Lear : Les réécritures du texte de Shakespeare ou les infortunes de la vertu...

 

[La réécriture, les coupes, la modification des présences sur scène ou de l’ordre de certaines scène sont une constante dans la vie scénique du texte du roi Lear. Aventures scéniques ? Mésaventures ? Trahisons ?  Censures morales ? Fidélité à l’esprit plus qu’à la lettre. Un bref aperçu de l’exemple de Lear brossé par Luigi Lunari permet de poser les termes d’un débat qui reste ouvert. ]

 

 

 

« La plus ancienne représentation du Roi Lear dont on ait connaissance remonte au 26 décembre 1606, lorsque « les acteurs de Sa Majesté qui jouent normalement au Globe » présentèrent cette oeuvre - l’une des plus récentes de Shakespeare — devant Jacques 1er et sa cour dans la salle de Whitehall. On ne sait pas combien de fois la troupe de Shakespeare a joué le Roi Lear devant son public normal, de même qu’on ne sait pas si elle a eu du succès.

 

En 1681 — exactement comme il avait fait et comme il le fera avec d’autres oeuvres — Nahum Tate présenta au Corset Garden de Londres un Roi Lear revu et corrigé.

 

L’original lui avait semblé — et c’est là que Nahum Tate interprète fort bien l’opinion du public — « une poignée de pierres précieuses à l’état brut et cependant si resplendissantes dans leur désordre, que j’ai réalisé aussitôt que j’avais trouvé un trésor ». Trésor donc, mais à raffiner, le Roi Lear ressort du travail assidu de Tate avec trois modifications essentielles — et d’autres évidemment accessoires — dont le but est de « rectifier ce manque de régularité qui paraît évident dans la trame. »

 

Cordélia aime Edgar de Gloucester et en est aimée... De la sorte, affirme Tate, «l’indifférence de Cordélia à la passion de son père paraît plus compréhensible», et le déguisement d’Edgar n’est plus un subterfuge banal pour sauver sa peau mais «un noble dessein afin de sauver Cordélia». Ce qui se produit alors que tout finit bien, que Lear remonte sur son trône et qu’on célèbre les noces de Cordélia et d’Edgar afin de «prouver au monde» — c’est la valeur de la dernière réplique de la tragédie — «que la Vérité et la Vertu triomphent toujours». C’est là une manière de célébrer ici aussi la restauration récente de la monarchie de 1660, mais aussi l’exigence de réaliser les critères de justice poétique couronnée par vertu et succès.

  Tate supprima enfin le Fool, qu’il dut prendre pour un vulgaire bouffon de théâtre et que Shakespeare aurait introduit pour satisfaire les goûts les moins nobles de son public.

 

  

 

 

[…] En1823, pour la première fois après 1610, un public anglais assiste au cinquième acte du Roi Lear de

 

Shakespeare, sous la direction de Kean. Dans cette version, le roman d’amour de Cordélia et d’Egar subiste, le Fool reste absent, mais Lear meurt sur le corps de Cordélia : «une nouveauté» — c’est ce qu’affirme un journal de l’époque — «tout au moins inattendue», que la capacité et l’ascendant de Kean firent triompher même sur la partie du public qui aurait peut-être préféré un dénouement heureux.

 

Ce fut Macready qui, le 25 janvier 1838, réalisa la restauration définitive de l’original shakespearien. Il s’agit pour lui, comme pour Kean, d’un rapprochement graduel : en 1834 il avait déjà aboli le dénouement heureux et éliminé le roman d’amour de Cordélia et d’Edgar.

 

En 1838 il franchit le dernier obstacle : la réintroduction du Fool. Dernière révision qui souligne les mystérieuses difficultés de ce personnage «incompréhensible», de cette présence indéfinissable. Les applaudissements et les éloges de la critique saluèrent cette restauration qui correspondait à une évolution des temps : «Le Roi Lear a été présenté libre de toutes les interpolations qui l’ont affligé et profané pendant plus de deux siècles. Macready mérite — et obtiendra — notre plus profond respect et toute notre gratitude».

 

Ce n’est pas sans hésitations que Macready avait abordé cette entreprise, surtout en ce qui concerne la réintroduction du Fool, entreprise qu’on a pu estimer le moment le plus élevé et le plus déterminant de toute la longue histoire tourmentée de la longue quête shakespearienne :

  «4 janvier 1838 : je suis allé au théâtre pour la première répétition du Roi Lear. Mon opinion sur la réintroduction du Fool est qu’elle peut manquer d’efficacité au moment de la présentation scénique — comme il arrive en peinture ou en poésie pour de semblables contrastes — Elle pourrait ennuyer ou distraire le spectateur, voir même l’irriter... 5 janvier : je parlais avec Wilmott et Bartley du Fool du Roi Lear et de mes doutes ainsi que de la crainte de devoir renoncer au personnage à cause de Meadows (l’acteur à qui Macready avait pense confier le rôle, n.d.t.) ; j’ai donc décrit cette sorte de garçon frêle, fébrile, qui aurait dû avoir un visage très beau et une expression quelque peu hébétée, et j’ai affirmé ma conviction qu’il est impossible de jouer le rôle du Fool. Bartley a fait remarquer que c’est une femme qui devrait le jouer. J’ai aussitôt saisi cette idée au vol et je me suis écrié : «Miss Norton est ce qu’il nous faut». Cette idée m’a enthousiasmé

 

 

Miss Norton a donc été le premier Fool après 1610 : jugeant ce choix incompréhensible, le public et la critique l’estimèrent inadéquat, même s’ils admirent que Miss Norton avait une belle voix et qu’elle chantait fort bien les couplets du Fool. En dehors des coupures de longueur normale, la seule coupure significative du texte de Macready est celle qui élimine la scène entre Lear et le Fool à la fin du premier acte.

 

En novembre 1845, Samuels Phelps réintroduit cette scène au Sadler’s Wells Theatre, dans une version où le rôle du Fool est à nouveau confié à un homme. Nous pouvons donc dire qu’avec Macready et Phelps, Shakespeare a définitivement évincé ce Tate qui avait usurpé sa place pendant deux siècles.

 

C’est là la longue et difficile histoire de la reconquête du texte shakespearien. Le dénouement heureux de cette histoire en suggère une autre encore plus contrastée et suggestive qui consisterait à arriver à la conquête non seulement de la lettre, mais de l’esprit, des significations les plus profondes, des assonances les plus secrètes d’une oeuvre d’une poésie si difficile qu’on a pu la juger « dépourvue », pour ainsi dire, de toute dimension physique possible."

  

 

 

[ Luigi Lunari, Revue du Piccolo Teatro, 1972]

 

 

 

Quelques ouvertures critiques :

 

 

 

La justice poétique

 

 

 

« Bien qu’ici aussi le crime mène au crime et le coupable soit puni à la fin, Shakespeare a toléré que Cordélia périsse alors qu’elle personnifie une cause juste — et ceci en contraste avec les idées naturelles de justice — l’espoir du lecteur et, ce qui est encore plus étrange, l’essence même de la chronique. Toutefois, un tel comportement est justifié par le critique du Spectator [Addison], qui reproche à Tate d’avoir conduit Cordélia à une fin heureuse et qui soutient que de cette façon la tragédie «a perdu sa beauté de moitié»...

 

Un drame où le méchant triomphe et le bon succombe peut sans aucun doute être un beau drame, parce qu’il reproduit fidèlement des événements ordinaires de la vie humaine; mais du moment qu’il n’existe pas d’être doué de raison qui n’aime pas d’amour naturel la justice, personne ne pourra facilement me persuader que le respect de critères de justice peut altérer un drame ; ou que, à qualité égale, le public ne partira pas plus content s’il vient d’assister au triomphe final de la vertu opprimée. Dans le cas présent, le public a décidé. Du temps de Tate, Cordélia a toujours quitté la scène victorieuse et heureuse. Et, si mon sentiment personnel peut ajouter quelque chose au suffrage universel, je dirai qu’il y a plusieurs années, je suis resté si choqué par la mort de Cordélia, que je ne sais pas si j’aurais supporté de relire les dernières scènes de la tragédie, si cela n’avait pas été pour en préparer l’édition critique. »

 

 

 

[Samuel Johnson, en 1765]

 

 

 

De l’impossibilité de « représenter » Le Roi Lear : un texte à lire ?

 

 

 

Parlons d’une présentation du Roi Lear. Le fait de mettre en scène un vieillard qui vacille sur la scène, qui

 

s’appuie sur une canne, qui est chassé de chez lui par ses filles un soir de pluie, n’a rien en soi, d’intéressant si ce n’est de représenter la douleur et le dégoût. Nous voudrions lui offrir un abri et notre aide. Voilà l’unique sentiment qu’une représentation de Lear ait jamais suscité en moi. Mais le Lear de Shakespeare ne peut être mis en scène. Les mécanismes ridicules avec lesquels on imite la tempête dans laquelle est pris Lear sont aussi peu adaptés à représenter l’horreur des éléments naturels déchaînés que l’est n’importe quel acteur pour jouer le personnage de Lear ; il serait plus facile de se proposer d’incarner le Satan de Milton ou une des terribles figures de Michel-Ange. La grandeur de Lear ne réside pas dans les dimensions physiques, mais dans celles intellectuelles, les explosions de sa passion sont terribles comme celles d’un volcan ; ce sont des tempêtes qui bouleversent et dévoilent jusqu’au fin fond cet abîme qu’est son esprit, ainsi que ses immenses trésors. C’est son esprit qui est mis à nu. L’enveloppe de chair et de sang apparaît trop insignifiante pour qu’on puisse y penser, et lui-même en effet la néglige. ... Fin heureuse ! Comme si le martyre enduré par Lear durant sa vie, ayant mis à vif ses propres sentiments, n’eût pas eu pour résultat la seule chose qui fût digne de lui : quitter la scène de la vie. Si au contraire il devait rester par la suite vivant et heureux, s’il pouvait à nouveau soutenir le poids de cette terre, pourquoi en ce cas tant de tapage et tant de préparation, pourquoi nous tourmenter avec toute cette pitié inutile ? Comme si le plaisir enfantin d’avoir à nouveau son manteau d’or et son sceptre pouvait l’inciter à reprendre la condition dont il avait fait si mauvais usage, comme si à son âge et avec son expérience il ne lui restait pas autre chose que mourir ! Il est fondamentalement impossible d’incarner Lear sur la scène.

 

 

 

[Charles Lamb, 1811]

 

 

 

Drame dans un climat de violence

 

 

 

« Pendant toute la durée de la tragédie, on sent une atmosphère matérialisée par des coups, des secousses, des efforts, des luttes et parfois, par une tension physique qui va jusqu’a l’angoisse. Une telle sensation dérive de façon si naturelle des situations dramatiques et des souffrances psychiques de Lear que nous nous rendons difficilement compte combien cette atmosphère est accrue par l’image générale qui «flotte dans l’air» et qui est constamment présente devant nous surtout au moyen des verbes employés, mais en même temps aussi au moyen des métaphores : celles d’un corps humain en proie à des mouvements spasmodiques, étiré, tordu, frappé, transpercé, piqué, flagellé, disloqué, écorché, lacéré, brûlé, torturé et en dernier lieu écartelé. Il est difficile d’ouvrir la pièce, à quelque page que ce soit, sans être frappé par de telles images et verbes, puisque les mouvements physiques de toutes sortes, généralement douloureux, sont employés pour symboliser des circonstances soit spirituelles et abstraites, soit matérielles. Citons-en quelques-uns seulement.

 

Lear, en proie au remords, se décrit comme un homme qui serait tordu et déchiré par une «machine», et qui frapperait à la porte (son front) qui a laissé entrer la folie. ... Même l’idée d’horreurs contre nature d’êtres humains qui s’entre-déchirent « comme les monstres au fond des abîmes sous-marins » ou comme des loups et des tigres qui dévorent, nous est constamment présentée. Lear est sûr que Regan, en apprenant comment il a été traité, écorchera « de ses ongles » le visage de louve de Goneril ; l’ingratitude des enfants est comme la bouche dévorant la main qui s’apprêtait à la nourrir.

 

[...]On a souvent remarqué le grand nombre d’images d’animaux et leur importance dans ce drame. Elles

 

donnent véritablement une image de bête souffrante et féroce, et contribuent à accroître la sensation d’horreur et de douleur physique.

 

Tout ceci contribue à créer une atmosphère plus violente, plus cruelle et d’une douleur sans égal. »

 

 

 

[Caroline F. Spurgeon, 1930]

 

 

 

Une tragédie étouffée

 

 

 

« Le Roi Lear est généralement traité de façon trop tapageuse. Un vieillard grincheux et despotique, des réunions dans une salle bruyante du palais royal, des cris et des ordres, et puis des gémissements de découragement et de malédiction, qui se confondent avec les grondements du tonnerre et le mugissement du vent. Mais en fait dans la tragédie il n’y a qu’une tempête nocturne, et ceux qui, normalement apeurés, se terrent dans une cabane, conversent en murmurant.

 

Le Roi Lear est une tragédie aussi étouffée que Roméo et Juliette, et pour la même raison. Dans Roméo et Juliette c’est l’amour réciproque d’un jeune homme et d’une jeune fille qui est poursuivi, et qui se cache. Dans le Roi Lear c’est l’amour filial et, dans un sens plus large, l’amour du prochain, l’amour de la vérité. Dans le Roi Lear, seuls les criminels manoeuvrent avec perfidie les concepts de devoir et d’honneur. Eux seuls sont hypocritement loquaces et raisonnables, et la logique et la raison servent de fondement pharisaïque à leurs escroqueries, leur cruauté et leurs meurtres. Tout ce qui est honnête dans le Roi Lear est silencieux jusqu’à être imperceptible ou bien s’exprime avec une imprécision contradictoire qui engendre des malentendus. Les héros positifs de la tragédie sont les sots et les fous, les naufragés et les vaincus.

 

Une oeuvre pareille est écrite dans la langue des prophètes du Vieux Testament et située aux temps légendaires de la barbarie préchrétienne. »

  

 

 

[Boris Pasternak]

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