Frédéric Fèbvre : Ruy Blas doit-il tuer don Salluste en scène ou en coulisse ? Hugo découvre un jeu de scène

Publié le par Maltern

Frédéric Fèbvre : Ruy Blas doit-il tuer don Salluste en scène ou en coulisse ? Hugo découvre un jeu de scène 

 

[1879, Ruy Blas entre à la Comédie Française. Frédéric Fèvre (don Salluste) et Mounet-Sully (Ruy Blas) répètent devant Hugo. Le meurtre sur scène risque de faire un effet grand guignol désastreux. Fèvre interprète alors la didascalie, et invente un jeu de scène convaincant.]

 

 

 

                   

 

« La nuit était venue, et, dans ce sombre décor, nous ressemblions à des ombres mystérieuses s’agitant dans une inquiétante obscurité. On avait proposé des lampes. « Non ! avait répondu M. Perrin assis à l’orchestre aux côtés de M. Hugo et de P. Maurice ; non, continuons comme cela, c’est d’un effet très curieux. »

 

L’illusion, en effet, était telle que Mounet et moi (nous en avions bien souvent reparlé) en étions arrivés à oublier nos personnalités : c’était bien Ruy Blas qui allait égorger don Salluste.

 

Hugo fut enchanté et nous adressa ses compliments, de même que M. Perrin ; le poète n’était pas prodigue d’encouragements. Je profitai de l’occasion pour lui présenter une respectueuse observation :

 

– Dans la brochure, monsieur Hugo, il y a cette indication : « Ruy Blas saisissant don Salluste à la gorge et le poussant dans le cabinet... »

 

– Eh bien ? fit le poète.

 

– Eh bien, cher maître, à mon avis le public est bien plus effrayé de ce qu’a pu concevoir son imagination que de la réalité qui s’offre à ses yeux. Si mon camarade Mounet me saisit à la gorge, ce ne sera jamais que Mounet se livrant à des voies de fait sur Fèbvre... auquel il se garderait bien de faire du mal, puisqu’il faut rejouer la pièce le lendemain ; mais, si au lieu de ce jeu de scène indiqué, à peine Ruy Blas s’est-il emparé de l’épée de don Salluste, celui-ci se sentant perdu, se mettait à ramper, les mains appuyées à la muraille, cherchant un abri, comme un rat cherche un trou, quand il sent que la dent du chien va l’atteindre, je crois qu’il y aurait là un grand effet.

 

– Alors ? répondit Hugo, qui écoutait avec beaucoup d’attention.

 

– Alors, à un moment donné ma main droite rencontre la portière de tapisserie. Sentant derrière moi un asile, je m’engouffre... pendant que Ruy Blas, d’un geste superbe, traverse d’un furieux coup d’épée la tenture derrière laquelle je me suis blotti.

 

En voyant cela, l’imagination du spectateur, soyez-en certain, lui laissera croire que cette épée m’a atteint soit au visage, soit en plein corps. En un mot, il faut qu’on devine cette scène atroce, cette boucherie vengeresse, qui perdrait tout son côté sauvage, si on en donnait le vrai spectacle au public.

 

Après un instant de silence :

 

– Voulez-vous, fit le maître, je vous prie, jouer la scène comme vous venez de me l’indiquer ?

 

Quand ces messieurs eurent regagné leurs places à l’orchestre, Mounet et moi exécutâmes la scène avec la nouvelle mise en scène proposée. L’effet fut immense... et Hugo, de sa place, nous dit :

 

– C’est superbe... Il n’y a pas à hésiter, et je vous remercie, messieurs. »

 

 

 

Frédéric FEBVRE, Souvenirs d’un comédien.

 

               

 

 

 

 ¨ Document   De la révélation de Ruy Blas au Meurtre de don Salluste (Acte V, fin sc.3 début sc. 4)

 

 

 

Ruy Blas, laissant tomber sa robe et se montrant vêtu de la livrée ; sans épée.

 

                            Je dis que je me nomme

 

Ruy Blas, et que je suis le valet de cet homme !

 

              Se retournant vers don Salluste.

 

Je dis que c’est assez de trahison ainsi,

 

Et que je ne veux pas de mon bonheur ! – merci !

 

– Ah ! Vous avez eu beau me parler à l’oreille ! –

 

2150 - Je dis qu’il est bien temps qu’enfin je me réveille,

 

Quoique tout garrotté dans vos complots hideux,

 

Et que je n’irai pas plus loin, et qu’à nous deux,

 

Monseigneur, nous faisons un assemblage infâme.

 

J’ai l’habit d’un laquais, et vous en avez l’âme !

 

Don Salluste, à la reine, froidement.

 

Cet homme est en effet mon valet.

 

              À Ruy Blas avec autorité.

 

                            Plus un mot.

 

La Reine, laissant enfin échapper un cri de désespoir et se tordant les mains.

 

Juste ciel !

 

Don Salluste, poursuivant.

 

              Seulement il a parlé trop tôt.

 

              Il croise les bras et se redresse, avec une voix tonnante.

 

Eh bien, oui ! Maintenant disons tout. Il n’importe !

 

Ma vengeance est assez complète de la sorte.

 

              À la reine.

 

Qu’en pensez-vous ? – Madrid va rire, sur ma foi !

 

2160 - Ah ! Vous m’avez cassé ! Je vous détrône, moi.

 

Ah ! Vous m’avez banni ! Je vous chasse, et m’en vante !

 

Ah ! Vous m’avez pour femme offert votre suivante !

 

              Il éclate de rire.

 

Moi, je vous ai donné mon laquais pour amant.

 

Vous pourrez l’épouser aussi ! Certainement.

 

Le roi s’en va ! – son coeur sera votre richesse,

 

              Il rit.

 

Et vous l’aurez fait duc afin d’être duchesse !

 

              Grinçant des dents.

 

Ah ! Vous m’avez brisé, flétri, mis sous vos pieds,

 

Et vous dormiez en paix, folle que vous étiez !

 

 

 

Pendant qu’il a parlé, Ruy Blas est allé à la porte du fond et en a poussé le verrou, puis il s’est approché de lui sans qu’il s’en soit aperçu, par derrière, à pas lents. Au moment où don Salluste achève, fixant des yeux pleins de haine et de triomphe sur la reine anéantie, Ruy Blas saisit l’épée du marquis par la poignée et la tire vivement.

 

Ruy Blas, terrible, l’épée de don Salluste à la main.

Je crois que vous venez d’insulter votre reine !

Don Salluste se précipite vers la porte.

              Ruy Blas la lui barre.

2170 - – Oh ! N’allez point par là, ce n’en est pas la peine,

J’ai poussé le verrou depuis longtemps déjà. –

Marquis, jusqu’à ce jour Satan te protégea,

Mais, s’il veut t’arracher de mes mains, qu’il se montre.

– À mon tour ! – On écrase un serpent qu’on rencontre.

Personne n’entrera, ni tes gens, ni l’enfer !

Je te tiens écumant sous mon talon de fer !

– Cet homme vous parlait insolemment, madame ?

Je vais vous expliquer. Cet homme n’a point d’âme,

C’est un monstre. En riant hier il m’étouffait.

2180 - Il m’a broyé le coeur à plaisir. Il m’a fait

Fermer une fenêtre, et j’étais au martyre !

Je priais ! Je pleurais ! Je ne peux pas vous dire.

              Au marquis.

Vous contiez vos griefs dans ces derniers moments.

Je ne répondrai pas à vos raisonnements,

Et d’ailleurs– je n’ai pas compris. – ah ! Misérable !

Vous osez, – votre reine, une femme adorable !

Vous osez l’outrager quand je suis là ! – Tenez,

Pour un homme d’esprit, vraiment, vous m’étonnez !

Et vous vous figurez que je vous verrai faire

2190 - Sans rien dire ! – écoutez, quelle que soit sa sphère,

Monseigneur, lorsqu’un traître, un fourbe tortueux,

Commet de certains faits rares et monstrueux,

Noble ou manant, tout homme a droit, sur son passage,

De venir lui cracher sa sentence au visage,

Et de prendre une épée, une hache, un couteau ! ... –

Pardieu ! J’étais laquais ! Quand je serais bourreau ?

 

La Reine.

Vous n’allez pas frapper cet homme ?

 

Ruy Blas.

                            Je me blâme

D’accomplir devant vous ma fonction, madame,

Mais il faut étouffer cette affaire en ce lieu.

              Il pousse don Salluste vers le cabinet.

2200 - – C’est dit, monsieur ! Allez là dedans prier Dieu !

 

Don Salluste.

C’est un assassinat !

 

Ruy Blas.

              Crois-tu ?

 

Don Salluste, désarmé, et jetant un regard plein de rage autour de lui.

                            Sur ces murailles

Rien ! Pas d’arme !

              À Ruy Blas.

              Une épée au moins !

 

Ruy Blas.

                            Marquis ! Tu railles !

Maître ! Est-ce que je suis un gentilhomme, moi ?

Un duel ! Fi donc ! Je suis un de tes gens à toi,

Valetaille de rouge et de galons vêtue,

Un maraud qu’on châtie et qu’on fouette, – et qui tue !

Oui, je vais te tuer, monseigneur, vois-tu bien ?

Comme un infâme ! Comme un lâche ! Comme un chien !

 

La Reine.

Grâce pour lui !

 

Ruy Blas, à la reine, saisissant le marquis.

              Madame, ici chacun se venge.

2210 - Le démon ne peut plus être sauvé par l’ange !

 

La Reine, à genoux.

Grâce !

 

Don Salluste, appelant.

              Au meurtre ! Au secours !

 

Ruy Blas, levant l’épée.

                            As-tu bientôt fini ?

 

Don Salluste, se jetant sur lui en criant.

Je meurs assassiné ! Démon !

 

Ruy Blas, le poussant dans le cabinet.

                            Tu meurs puni !

             

Ils disparaissent dans le cabinet, dont la porte se referme sur eux.

 

La Reine, restée seule, tombant demi-morte sur le fauteuil.

Ciel !

 

 

Un moment de silence. Rentre Ruy Blas, pâle, sans épée.

 

 

Scène IV - La reine, Ruy Blas.

 

 

 

Ruy Blas fait quelques pas en chancelant vers la reine immobile et glacée, puis il tombe à deux genoux, l’oeil fixé à terre, comme s’il n’osait lever les yeux jusqu’à elle.

 

 

 

Ruy Blas, d’une voix grave et basse.

 

Maintenant, madame, il faut que je vous dise.

 

– Je n’approcherai pas. – Je parle avec franchise.

 

Je ne suis point coupable autant que vous croyez.

 

Je sens, ma trahison, comme vous la voyez,

 

Doit vous paraître horrible. Oh ! Ce n’est pas facile

 

À raconter. Pourtant je n’ai pas l’âme vile,

 

Je suis honnête au fond. – cet amour m’a perdu. –

 

2220 - Je ne me défends pas ; je sais bien, j’aurais dû

 

Trouver quelque moyen. La faute est consommée !

 

– C’est égal, voyez-vous, je vous ai bien aimée.

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