Roland Barthes [07] Les maladies du costume de théâtre

Publié le par Maltern


Roland Barthes [07] Les maladies du costume de théâtre

 

 

 

« Je voudrais esquisser ici, non une histoire ou une esthé­tique, mais plutôt une pathologie, ou si l’on préfère, une morale du costume de théâtre. Je proposerai quelques règles très simples qui nous permettront peut-être de juger si un costume est bon ou mauvais, sain ou malade.

 

Il me faut d’abord définir le fondement que je donne à cette morale ou à cette santé. Au nom de quoi déciderons-nous de juger les costumes d’une pièce ? On pourrait répondre (des époques entières l’ont fait) : la vérité historique ou le bon goût, la fidélité du détail ou le plaisir des yeux. Je propose pour ma part un autre ciel à notre morale : celui de la pièce elle-même. Toute ceuvre dramatique peut et doit se réduire à ce que Brecht appelle son gestus social, l’expression exté­rieure, matérielle, des conflits de société dont elle témoigne. Ce gestus, ce schème historique particulier qui est au fond de tout spectacle, c’est évidemment au metteur en scène à le découvrir et à le manifester : il a à sa disposition, pour cela, l’ensemble des techniques théâtrales : le jeu de l’acteur, la mise en place, le mouvement, le décor, l’éclairage, et préci­sément aussi : le costume.

 

C’est donc sur la nécessité de manifester en chaque occa­sion le gestus social de la pièce, que nous fonderons notre morale du costume. Ceci veut dire que nous assignerons au costume un rôle purement fonctionnel, et que cette fonction sera d’ordre intellectuel, plus que plastique ou émotionnel. Le costume n’est rien de plus que le second terme d’un rap­port qui doit à tout instant joindre le sens de l’œuvre à son extériorité. Donc, tout ce qui, dans le costume, brouille la clarté de ce rapport, contredit, obscurcit ou falsifie le gestus social du spectacle, est mauvais ; tout ce qui, au contraire, dans les formes, les couleurs, les substances et leur agence­ment, aide à la lecture de ce gestus, tout cela est bon.

 

Eh bien, comme dans toute morale, commençons par les règles négatives, voyons d’abord ce qu’un costume de théâtre ne doit pas être (à condition, bien entendu, d’avoir admis les prémisses de notre morale).

 

 

 

D’une manière générale, le costume de théâtre ne doit être à aucun prix un alibi, c’est-à-dire un ailleurs ou une justifi­cation : le costume ne doit pas constituer un lieu visuel brillant et dense vers lequel l’attention s’évaderait, fuyant la réalité essentielle du spectacle, ce que l’on pourrait appeler sa responsabilité ; et puis le costume ne doit pas être non plus une sorte d’excuse, d’élément de compensation dont la réus­site rachèterait par exemple le silence ou l’indigence de l’œuvre. Le costume doit toujours garder sa valeur de pure fonction, il ne doit ni étouffer ni gonfler la pièce, il doit se garder de substituer à la signification de l’acte théâtral, des valeurs indépendantes. C’est donc lorsque le costume devient une fin en soi, qu’il commence à devenir condamnable. Le costume doit à la pièce un certain nombre de prestations : si l’un de ces services est exagérément développé, si le servi­teur devient plus important que le maître, alors le costume est malade, il souffre d’hypertrophie.

 

 

 

Les maladies, les erreurs ou les alibis du costume de théâtre, comme on voudra, j’en vois pour ma part trois, fort communs dans notre art.

 

La maladie de base, c’est l’hypertrophie de la fonction his­torique, ce que nous appellerons le vérisme archéologique. Il faut se rappeler qu’il y a deux sortes d’histoire : une histoire intelligente qui retrouve les tensions profondes, les conflits spécifiques du passé ; et une histoire superficielle qui recons­titue mécaniquement certains détails anecdotiques ; le cos­tume de théâtre a été longtemps un champ de prédilection pour l’exercice de cette histoire-là; on sait les ravages épidé­miques du mal vériste dans l’art bourgeois : le costume, conçu comme une addition de détails vrais, absorbe, puis ato­mise toute l’attention du spectateur, qui se disperse loin du spectacle, dans la région des infiniment petits. Le bon cos­tume, même historique, est au contraire un fait visuel global ; il y a une certaine échelle de la vérité, au-dessous de laquelle il ne faut pas descendre, faute de quoi on la détruit. Le costume vériste, tel qu’on peut encore le voir dans certains spectacles d’opéra ou d’opéra-comique, atteint au comble de l’absurde : la vérité de l’ensemble est effacée par l’exactitude de la partie, l’acteur disparaît sous le scrupule de ses boutons, de ses plis et de ses faux cheveux. Le costume vériste pro­duit immanquablement l’effet suivant : on voit bien que c’est vrai, et pourtant l’on n’y croit pas.

 

Dans les spectacles récents, je donnerai comme exemple d’une bonne victoire sur le vérisme, les costumes du Prince de Hombourg de Gischia. Le gestus social de la pièce repose sur une certaine conception de la militarité et c’est à cette donnée argumentative que Gischia a soumis ses costumes tous leurs attributs ont été chargés de soutenir une sémantique du soldat beaucoup plus qu’une sémantique du 17ème siècle les formes, nettes, les couleurs, à la fois sévères et franches, les substances surtout, élément bien plus important que le reste (ici, la sensation du cuir et du drap), toute la surface optique du spectacle, a pris en charge l’argument de l’œuvre . De même, dans la Mutter Courage du Berliner Ensemble, ce n’est nullement l’histoire-date qui a commandé la vérité des costumes : c’est la notion de guerre et de guerre voyageuse, interminable, qui s’est trouvée soutenue, sans cesse explicitée non par la véracité archéologique de telle forme ou de tel objet, mais par le gris plâtré, l’usure des étoffes, la pauvreté, dense, obstinée, des osiers, des filins et des bois.

 

C’est d’ailleurs toujours par les substances (et non par les formes ou les couleurs), que l’on est finalement assuré de retrouver l’histoire la plus profonde. Un bon costumier doit savoir donner au public le sens tactile de ce qu’il voit pourtant de loin. Je n’attends pour ma part jamais rien de bon d’un artiste qui raffine sur les formes et les couleurs sans me pro­poser un choix vraiment réfléchi des matières employées : car c’est dans la pâte même des objets (et non dans leur représen­tation plane), que se trouve la véritable histoire des hommes.

 

 

 

Une deuxième maladie, fréquente aussi, c’est la maladie esthétique, l’hypertrophie d’une beauté formelle sans rapport avec la pièce. Naturellement, il serait insensé de négliger dans le costume les valeurs proprement plastiques : le goût, le bonheur, l’équilibre, l’absence de vulgarité, la recherche de l’originalité même. Mais trop souvent, ces valeurs néces­saires deviennent une fin en soi, et de nouveau, l’attention du spectateur est distraite loin du théâtre, artificiellement concentrée sur une fonction parasite : on peut avoir alors un admirable théâtre esthète, on n’a plus tout à fait un théâtre humain. Avec un certain excès de puritanisme, je dirai presque que je considère comme un signe inquiétant le fait d’applaudir des costumes (c’est très fréquent à Paris). Le rideau se lève, l’ceil est conquis, on applaudit; mais que sait­on alors, à la vérité, sinon que ce rouge est beau ou ce drapé astucieux ? sait-on si cette splendeur, ces raffinements, ces trouvailles vont s’accorder à la pièce, la servir, concourir à exprimer sa signification ?

 

Le type même de cette déviation est l’esthétique Bérard[1], employée aujourd’hui à tort et à travers. Soutenu par le sno­bisme et la mondanité, le goût esthétique du costume suppose l’indépendance condamnable de chacun des éléments du spec­tacle : applaudir les costumes à l’intérieur même de la fête, c’est accentuer le divorce des créateurs, c’est réduire l’ceuvre à une conjonction aveugle de performances. Le costume n’a pas pour charge de séduire l’oeil, mais de le convaincre.

 

Le costumier doit donc éviter à la fois d’être peintre et d’être couturier; il se méfiera des valeurs planes de la pein­ture, il évitera les rapports d’espaces, propres à cet art, parce que précisément la définition même de la peinture, c’est que ces rapports sont nécessaires et suffisants ; leur richesse, leur densité, la tension même de leur existence dépasseraient de beaucoup la fonction argumentative du costume ; et si le cos­tumier est peintre de métier, il doit oublier sa condition au moment où il devient créateur de costumes ; c’est peu de dire qu’il doit soumettre son art à la pièce : il doit le détruire, oublier l’espace pictural et réinventer à neuf l’espace laineux ou soyeux des corps humains. Il doit aussi s’abstenir du style « grand couturier », qui règne aujourd’hui dans les théâtres vulgaires. Le chic du costume, la désinvolture apprêtée d’un drapé antique que l’on dirait tout droit sorti de chez Dior, la façon-mode d’une crinoline sont des alibis néfastes qui brouillent la clarté de l’argument, font du costume une forme éternelle et « éternellement jeune », débarrassée des vulgaires contingences de l’histoire et, on le devine, ceci est contraire à la règle que nous avons posée au début.

 

Il y a d’ailleurs un trait moderne qui résume cette hyper­trophie de l’esthétique : c’est le fétichisme de la maquette (expositions, reproductions). La maquette d’ordinaire n’ap­prend rien sur le costume, parce qu’il lui manque l’expé­rience essentielle, celle de la matière. Voir sur scène des costumes-maquettes, ce ne peut être un bon signe. Je ne dis pas que la maquette ne soit pas nécessaire ; mais c’est une opération toute préparatoire qui ne devrait regarder que le costumier et la couturière ; la maquette devrait être entière­ment détruite sur la scène, sauf pour quelques très rares spec­tacles où l’art de la fresque doit être volontairement recher­ché. La maquette devrait rester un instrument et non devenir un style.

 

Enfin, la troisième maladie du costume de théâtre, c’est l’argent, l’hypertrophie de la somptuosité, ou tout au moins de son apparence. C’est une maladie très fréquente dans notre société, où le théâtre est toujours l’objet d’un contrat entre le spectateur qui donne son argent, et le directeur qui doit lui rendre cet argent sous la forme la plus visible possible ; or il est bien évident qu’à ce compte-là, la somptuosité illusoire des costumes constitue une restitution spectaculaire et rassu­rante; vulgairement, le costume est plus payant que l’émo­tion ou l’intellection, toujours incertaines, et sans rapports manifestes avec leur état de marchandise. Aussi dès qu’un théâtre se vulgarise, le voit-on renchérir de plus en plus sur le luxe de ses costumes, visités pour eux-mêmes et qui devien­nent bien vite l’attraction décisive du spectacle (Les Indes galantes à l’Opéra, Les Amants magnifiques à la Comédie­Française). Où est le théâtre dans tout cela? Nulle part, bien entendu : le cancer horrible de la richesse l’a complètement dévoré.

 

 

 

Par un mécanisme assez diabolique, le costume luxueux ajoute d’ailleurs le mensonge à la bassesse : le temps n’est plus (sous Shakespeare par exemple), où les acteurs portaient des costumes riches mais authentiques, venus des garde-­robes seigneuriales ; aujourd’hui la richesse coûte trop cher, on se contente du simili, c’est-à-dire du mensonge. Ainsi ce n’est même pas le luxe, c’est le toc qui se trouve hypertro­phié. Sombart a indiqué l’origine bourgeoise du simili ; il est certain que chez nous, ce sont surtout des théâtres petits-­bourgeois (Folies-Bergère, Comédie-Française, Théâtres lyriques) qui en font la plus grande débauche. Ceci suppose un état infantile du spectateur auquel on dénie à la fois tout esprit critique et toute imagination créatrice. Naturellement, on ne peut complètement bannir le simili de nos costumes de théâtre ; mais si l’on y a recours, on devrait au moins toujours le signer, refuser d’accréditer le mensonge : au théâtre, rien ne doit être caché. Ceci découle d’une règle morale très simple, qui a toujours produit, je crois, le grand théâtre : il faut faire confiance au spectateur, lui remettre résolument le pouvoir de créer lui-même la richesse, de transformer la rayonne en soie et le mensonge en illusion.

 

Et maintenant, demandons-nous ce que doit être un bon costume de théâtre ; et puisque nous lui avons reconnu une nature fonctionnelle, essayons de définir le genre de presta­tions auxquelles il est tenu. J’en vois, pour ma part, au moins deux, essentielles.

 

 

 

D’abord, le costume doit être un argument. Cette fonction intellectuelle du costume de théâtre est le plus souvent aujourd’hui ensevelie sous des fonctions parasites, que nous venons de passer en revue (vérisme, esthétique, argent). Pourtant, dans toutes les grandes époques de théâtre, le cos­tume a eu une forte valeur sémantique ; il ne se donnait pas seulement à voir, il se donnait aussi à lire, communiquait des idées, des connaissances ou des sentiments.

 

La cellule intellective, ou cognitive du costume de théâtre, son élément de base, c’est le signe. Nous avons, dans un récit des Mille et Une Nuits, un magnifique exemple de signe ves­timentaire : on nous y apprend que chaque fois qu’il était en colère le Calife Haroun Al Rachid revêtait une robe rouge. Eh bien, le rouge du Calife est un signe, le signe spectacu­laire de sa colère ; il est chargé de transmettre visuellement aux sujets du Calife une donnée d’ordre cognitif : l’état d’es­prit du souverain et toutes les conséquences qu’il implique.

 

 

 

Les théâtres forts, populaires, civiques, ont toujours utilisé un code vestimentaire précis, ils ont largement pratiqué ce que l’on pourrait appeler une politique du signe : je rappelle­rai seulement que chez les Grecs, le masque et la couleur des parements affichaient à l’avance la condition sociale ou sen­timentale du personnage ; que sur le parvis médiéval et sur la scène élisabéthaine, les couleurs des costumes, dans certains cas, symboliques, permettaient une lecture diacritique en quelque sorte, de l’état des acteurs; et qu’enfin dans la Commedia dell’arte, chaque type psychologique possédait en propre son vêtement conventionnel. C’est le romantisme bourgeois qui, en diminuant sa confiance dans le pouvoir intellectif du public, a dissous le signe dans une sorte de vérité archéologique du costume : le signe s’est dégradé en détail, on s’est mis à donner des costumes véridiques et non plus signifiants : cette débauche d’imitation a atteint son point culminant dans le baroque 1900, véritable pandémo­nium du costume de théâtre.

 

Puisque nous avons tout à l’heure esquissé une pathologie du costume, il nous faut signaler quelques-unes des maladies qui risquent d’affecter le signe vestimentaire. Ce sont en quelque sorte des maladies de nutrition : le signe est malade chaque fois qu’il est mal, trop ou trop peu nourri de signi­fication. Je citerai parmi les maladies les plus communes l’indigence du signe (héroïnes wagnériennes en chemise de nuit), sa littéralité (Bacchantes signalées par des grappes de raisin), la sur indication (les plumes de Chantecler juxtapo­sées une à une ; total pour la pièce : quelques centaines de kilos) ; l’inadéquation (costumes « historiques », s’appliquant indifféremment à des époques vagues) et enfin la multiplica­tion et le déséquilibre interne des signes (par exemple, les costumes des Folies-Bergère, remarquables par l’audace et la clarté de leur stylisation historique, sont compliqués, brouillés de signes accessoires, comme ceux de la fantaisie ou de la somptuosité : tous les signes y sont mis sur le même plan.

 

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Peut-on définir une santé du signe ? Il faut ici prendre garde au formalisme : le signe est réussi quand il est fonc­tionnel ; on ne peut en donner une définition abstraite ; tout dépend du contenu réel du spectacle ; ici encore, la santé est surtout une absence de maladie ; le costume est sain quand il laisse l’oeuvre libre de transmettre sa signification profonde, quand il ne l’encombre pas et permet en quelque sorte à l’ac­teur de vaquer sans poids parasite à ses tâches essentielles. Ce que l’on peut du moins dire, c’est qu’un bon code vesti­mentaire, serviteur efficace du gestus de la pièce, exclut le naturalisme. Brecht l’a remarquablement expliqué à propos des costumes de La Mère[2] :scéniquement on ne signifie pas (signifier : signaler et imposer) l’usure d’un vêtement, en mettant sur scène un vêtement réellement usé. Pour se mani­fester, l’usure doit être majorée (c’est la définition même de ce qu’au cinéma on appelle la photogénie), pourvue d’une sorte de dimension épique : le bon signe doit toujours être le fruit d’un choix et d’une accentuation; Brecht a donné le détail des opérations nécessaires à la construction du signe de l’usure : l’intelligence, la minutie, la patience en sont remar­quables (traitement du costume au chlore, brûlage de la tein­ture, grattage au rasoir, maculation par des cires, des laques, des acides gras, trous, raccommodages) ; dans nos théâtres, hypnotisés par la finalité esthétique des vêtements, on est encore fort loin de soumettre radicalement le signe vestimen­taire à des traitements aussi minutieux, et surtout aussi « réflé­chis » (on sait qu’en France, l’art est suspect, s’il pense) ; on ne voit pas Léonor Fini portant la lampe à souder dans l’un de ces beaux rouges qui font rêver le Tout-Paris.

 

Autre fonction positive du vêtement : il doit être une humanité, il doit privilégier la stature humaine de l’acteur, rendre sa corporéité sensible, nette et si possible déchirante. Le costume doit servir les proportions humaines et en quelque sorte sculpter l’acteur, faire sa silhouette naturelle, laisser imaginer que la forme du vêtement, si excentrique soit-elle par rapport à nous, est parfaitement consubstantielle à sa chair, à sa vie quotidienne ; nous ne devons jamais sentir le corps humain bafoué par le déguisement.

 

 

 

Cette humanité du costume, elle est largement tributaire de son entour, du milieu substantiel dans lequel se déplace l’ac­teur. L’accord réfléchi entre le costume et son fond est peut­être la première loi du théâtre : nous savons bien, par l’exemple de certaines mises en scène d’opéra, que le fouillis des décors peints, le va-et-vient incessant et inutile des cho­ristes bariolés, toutes ces surfaces excessivement chargées, font de l’homme une silhouette grotesque, sans émotion et sans clarté. Or le théâtre exige ouvertement de ses acteurs une certaine exemplarité corporelle ; quelque morale qu’on lui prête, le théâtre est en un sens une fête du corps humain et il faut que le costume et le fond respectent ce corps, en expri­ment toute la qualité humaine. Plus la liaison entre le cos­tume et son entour est organique, mieux le costume est justi­fié. C’est un test infaillible que de mettre en rapport un costume avec des substances naturelles comme la pierre, la nuit, le feuillage : si le costume détient quelqu’un des vices que nous avons indiqués, on voit tout de suite qu’il souille le paysage, y apparaît mesquin, flapi, ridicule (c’était le cas, au cinéma, des costumes de Si Versailles m’était conté, dont l’artifice borné contrariait les pierres et les horizons du châ­teau) ; inversement, si le costume est sain, le plein air doit pouvoir l’assimiler, l’exalter même.

 

Un autre accord difficile à obtenir et pourtant indispen­sable, c’est celui du costume et du visage. Sur ce point, com­bien d’anachronismes morphologiques ! combien de visages tout modernes posés naïvement sur de fausses fraises ou de faux drapés ! On sait que c’est là l’un des problèmes les plus aigus du film historique (sénateurs romains à la tête de shérifs, à quoi il faut opposer la Jeanne d’Arc de Dreyer). Au théâtre, c’est le même problème : le costume doit savoir absorber le visage, on doit sentir qu’invisible mais néces­saire, un même épithélium historique les couvre tous deux.

 

En somme, le bon costume de théâtre doit être assez matériel pour signifier et assez transparent pour ne pas constituer ses signes en parasites. Le costume est une écriture et il en a l’ambiguïté : l’écriture est un instrument au service d’un pro­pos qui la dépasse; mais si l’écriture est ou trop pauvre ou trop riche, ou trop belle ou trop laide, elle ne permet plus la lecture et faillit à sa fonction. Le costume aussi doit trouver cette sorte d’équilibre rare qui lui permet d’aider à la lecture de l’acte théâtral sans l’encombrer d’aucune valeur parasite il lui faut renoncer à tout égoïsme et à tout excès de bonnes intentions ; il lui faut passer en soi inaperçu mais il lui faut aussi exister : les acteurs ne peuvent tout de même pas aller nus ! Il lui faut être à la fois matériel et transparent : on doit le voir mais non le regarder. Ceci n’est peut-être qu’une appa­rence de paradoxe : l’exemple tout récent de Brecht nous invite à comprendre que c’est dans l’accentuation même de sa matérialité que le costume de théâtre a le plus de chance d’atteindre sa nécessaire soumission aux fins critiques du spectacle. »

 

 

 

[Roland Barthes, paru dans la revue Théâtre Populaire, mars-avril 1955]

 

 

 


[1] Christian Bérard (1902-1949), peintre, connu pour ses décors et cos­tumes pour les spectacles de Jean Cocteau et de Louis Jouvet.

[2] Dans l’album Theaterarbeit, Dresdner Verlag, Dresden. Voir Théâtre populaire, n° 11, p. 55. [Note de Roland Barthes.]

 

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