Semprun Jorge 1923- [01] Théâtre et Cinéma : communauté ou solitudes des spectateurs ?

Publié le par Maltern

 

Semprun Jorge 1923-  [01] Théâtre et Cinéma : communauté ou solitudes des spectateurs ?

 

 

 

[La présence du public influe sur la réception de l’œuvre d’art. Le théâtre est avant tout spectacle en public, tandis que le roman est lecture solitaire. Le cinéma, lié au spectacle public à l’origine, aurait gagné sa maturité et rejoint son essence en devenant récit, en s’adessant à l’individu privé. Cette simple remarque pose la question de la place et de l’importance de la fable ou du récit au théâtre. Interroger cette question c’est interroger l’essence du théâtre en se demandant quelle est sa fonction. Pourquoi une représentation de théâtre et pourquoi pas du théâtre à lire simplement ? ]

 

 

 

« Cent ans, c'est le temps qu'il aura fallu pour que le cinéma devienne adulte. Qu'il commence à le devenir, du moins ; il peut encore faire des progrès. C'est le temps qu'il aura fallu pour que le rapport du spectateur au film évolue vers une sorte de plé­nitude. Pour qu'il devienne, en somme, comparable à celui du lecteur avec le roman qu'il est en train de lire : rapport adulte, donc, parce que solitaire, réfléchi et libre.

 

Claude-Edmonde Magny - trop oubliée aujourd'hui - le disait il y a déjà un demi­-siècle, dans le premier chapitre («Esthétique comparée du roman et du cinéma») d'un passionnant essai sur l'Âge du roman américain.

 

«Aujourd'hui, y écrivait-elle, pour que la reproduction d'un film soit une entreprise ren­table, il faut qu'il puisse être vu et écouté par un grand nombre de personnes réunies dans une salle moyennant finances. Mais que survienne, par exemple, la télévision, que la production réussisse à s'ajuster économiquement à ce perfectionnement technique (c'est écrit en 1946, s'il vous plaît !), et le film retrouvera son essence profonde ; redevenu en tout semblable au roman, il s'adressera comme lui à ce que l'homme a de plus intérieur, de plus solitaire...».

 

De fait, C. E. Magny reprenait et développait ici - il faudrait lire et commenter tout le chapitre, en le mettant, par exemple, au programme des écoles de cinéma euro­péennes - l'une des observations les plus aiguës de la brève Esquisse d'une psychologie du cinéma (1939) d'André Malraux, qui porte précisément sur la substance du film en tant que récit. Par où il se différencie du théâtre et se rapproche essentiellement du roman.

 

A ses débuts, le cinéma s'insère dans les structures de production et de représen­tation théâtrales. C'est un phénomène habituel dans l'histoire des cultures : la nou­veauté, même radicale, tarde à se dégager des moules et modèles établis de consom­mation et de célébration. Pourtant, public de théâtre et public de cinéma ne sont en rien comparables. Le premier constitue une communauté, pour éphémère qu'elle soit. Le deuxième est un agrégat d'individualités. Au théâtre, le déroulement du spectacle renforce la communication interindividuelle, la communauté. Au cinéma, le spectacle renforce la solitude, l'enrichit substantiellement. Ici aussi, la télévision permet de repé­rer et de souligner la différence. Une pièce de théâtre y est retransmise avec les bruits d'ambiance, les rires et les soupirs - surajoutés, le cas échéant - des spectateurs. Nul n'aurait l'idée de procéder de la même façon pour la reproduction d'un film de cinéma.

 

Cent ans après sa naissance, donc, contre les servitudes industrielles et les mythologies culturelles, qui s'obstinent à faire de la consommation cinématogra­phique une cérémonie collective, un rituel massifié, le spectateur peut enfin devenir lecteur. Libre de ses choix, solitaire, adulte : zappeur.

 

C'est autour de ce fait majeur, révolutionnaire, occulté par le discours dominant, faussement culturaliste, antimédiatique par confort et routine, qu'il faut comprendre en quoi, au plus intime, le cinéma a affecté notre siècle et qu'il faudrait organiser sa survie et son expansion inventive. »

 

 

 

[Jorge Semprun, «Un Siècle de cinéma», Le Monde, janvier 1995.]

 

 


 

1 – Quelles sont les caractéristiques du « rapport adulte » du spectateur au cinéma ?

2 – L’essence profonde du film serait d’être « un récit » et le rapprocherait du roman en le différenciant du théâtre. Qu’en pensez-vous ? La « fable » ou le récit sont-ils secondaires au théâtre ? Quels arguments peut-on trouver pour justifier cette thèse ?

3 –  Public de théâtre / public de cinéma : quelles sont les différences établies ? La solitude du spectateur, facilite-t-elle ou entrave-t-elle le suivi de la fable ?

4 – Semprun situe comme un progrès essentiel que le spectateur du film puisse « enfin devenir lecteur. » que pensez-vous de cette conclusion ? La trouvez-vous discutable ? On parle de « lecture filmique » de « langage cinématographique », est-ce que l’on peut identifier l’acte de « lire un roman » et celui de « suivre un film » ?

Jorge Semprun - Né en 1923 à Madrid, sa famille s’exile en France pendant la guerre d’ Espagne. Il suit des études de philosophie à la Sorbonne et adhère à l’organisation communiste des Francs Tireurs et Partisans. Arrêté en 43 ils est déporté à Buchenwald. De 1957 à 1962, il anime clandestinement le travail du parti communiste Espagnol sous le pseudonyme de Frederico Sanchez, puis en est exclu en 1964 avant de devenir Ministre de la Culture du gouvernement espagnol (1988-1991). Reçoit en 1995 le Prix Littéraire des Droits de l'Homme pour « L'écriture ou la vie ». Scénariste d’ Alain Resnais pour « La guerre est finie » (1966) et « Stavisky» (1974)

 

 


 

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