TEA - Edmond Rostand 1868-1918 : Lever de rideau au Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne en 1640, Cyrano de Bergerac 1887
TEA - Edmond Rostand 1868-1918 : Lever de rideau au Théâtre de l’Hôtel de Bourgogne en 1640, Cyrano de Bergerac 1887
[Public nombreux, au théâtre ce soir… à l’Hotel de Bourgogne ! On représente La Clorise, une pastorale de Balthasar Baro. Bourgeois, soldats, voleurs, petits marquis mais il y a aussi Roxane, et Christian de Neuvillette, jeune noble provincial secrètement amoureux d’elle, et le comte de Guiche, son amant qui a décidé de lui faire épouser son ami le Marquis Valvert. On attend aussi Cyrano, son cousin, amoureux d’elle et jaloux de l’acteur Montfleury qui va entrer en scène.
La pièce devenue classique est un des triomphes de la scène du 19ème et fait de Coquelin aîné un monstre sacré.
Il ne faut pas rechercher une vérité historique et une documentation pointilleuses, à la manière de Zola, il s’agit d’une évocation poétique vraisemblable. Le genre : « comédie héroïque et en vers » fait plus de place à l’héroïque qu’à l’historique et permet des licences. Dumas prédécesseur de Rostand avait ouvert la voie en répondant avec superbe à un critique « Si j’ai violé l’Histoire, je lui ai fait de beaux enfants ! »]
Les quatre premiers actes en 1640, le cinquième en 1655
Premier Acte
Une représentation à l’hôtel de Bourgogne
La salle de l’Hôtel de Bourgogne, en 1640. Sorte de hangar de jeu de paume aménagé et embelli pour des représentations.
La salle est un carré long ; on la voit en biais, de sorte qu’un de ses côtés forme le fond qui part du premier plan, à droite, et va au dernier plan, à gauche, faire angle avec la scène qu’on aperçoit en pan coupé.
Cette scène est encombrée, des deux côtés, le long des coulisses, par des banquettes. Le rideau est formé par deux tapisseries qui peuvent s’écarter. Au-dessus du manteau d’Arlequin, les armes royales. On descend de l’estrade dans la salle par de longues marches. De chaque côté de ces marches, la place des violons. Rampe de chandelles...
Deux rangs superposés de galeries latérales : le rang supérieur est divisé en loges. Pas de sièges au parterre, qui est la scène même du théâtre ; au fond de ce parterre, c’est-à-dire à droite, premier plan, quelques bancs formant gradins et, sous un escalier qui monte vers des places supérieures et dont on ne voit que le départ, une sorte de buffet orné de petits lustres, de vases fleuris, de verres de cristal, d’assiettes de gâteaux, de flacons, etc.
Au fond, au milieu, sous la galerie de loges, l’entrée du théâtre. Grande porte qui s’entrebâille pour laisser passer les spectateurs. Sur les battants de cette porte, ainsi que dans plusieurs coins et au-dessus du buffet, des affiches rouges sur lesquelles on lit : La Clorise.
Au lever du rideau, la salle est dans une demi-obscurité, vide encore. Les lustres sont baissés au milieu du parterre, attendant d’être allumés.
Scène Première
LE PUBLIC, qui arrive peu à peu.
CAVALIERS,
BOURGEOIS, LAQUAIS, PAGES,
TIRE-LAINE, LE PORTIER, etc.,
puis LES MARQUIS,
CUIGY, BRISSAILLE, LA DISTRIBUTRICE,
LES VIOLONS, etc.
On entend derrière la porte un tumulte de voix, puis un cavalier entre brusquement.
LE PORTIER, le poursuivant :
Holà ! Vos quinze sols !
LE CAVALIER :
J’entre gratis !
LE PORTIER :
Pourquoi ?
LE CAVALIER :
Je suis chevau-léger de la maison du Roi !
LE PORTIER, à un autre cavalier qui vient d’entrer :
Vous ?
DEUXIEME CAVALIER :
Je ne paye pas !
LE PORTIER :
Mais...
DEUXIEME CAVALIER :
Je suis mousquetaire.
PREMIER CAVALIER, au deuxième :
On ne commence qu’à deux heures. Le parterre
Est vide. Exerçons-nous au fleuret.
Ils font des armes avec des fleurets qu’ils ont apportés.
UN LAQUAIS, entrant :
Pst... Flanquin...
UN AUTRE, déjà arrivé :
Champagne ?...
LE PREMIER, lui montrant des jeux qu’ils sort de son pourpoint :
Cartes. Dés. Il s’assied par terre.
LE DEUXIEME, même jeu :
Oui mon coquin.
PREMIER LAQUAIS, tirant de sa poche un bout de chandelle qu’il allume et colle par terre :
J’ai soustrait à mon maître un peu de luminaire.
UN GARDE, à une bouquetière qui s’avance :
C’est gentil de venir avant que l’on éclaire !...
Il lui prend la taille.
UN DES BRETTEURS, recevant un coup de fleuret
Touche !
UN DES JOUEURS
Trèfle !
LE GARDE, poursuivant la fille
Un baiser !
LA BOUQUETIERE, se dégageant
On voit !...
LE GARDE, l’entraînant dans les coins sombres
Pas de danger !
UN HOMME, s’asseyant par terre avec d’autres porteurs de provisions de bouche
Lorsqu’on vient en avance, on est bien pour manger.
UN BOURGEOIS, conduisant son fils
Plaçons-nous là, mon fils.
UN JOUEUR
Brelan d’as !
UN HOMME, tirant une bouteille de sous son manteau et s’asseyant aussi
Un ivrogne
Doit boire son bourgogne...
Il boit.
... à l’hôtel de Bourgogne !
LE BOURGEOIS, à son fils
Ne se croirait-on pas en quelque mauvais lieu ?
Il montre l’ivrogne du bout de sa canne. Buveurs...
En rompant, un des cavaliers le bouscule. Bretteurs !
Il tombe au milieu des joueurs. Joueurs !
LE GARDE, derrière lui, lutinant toujours la femme
Un baiser !
LE BOURGEOIS, éloignant vivement son fils
Jour de Dieu !
- Et penser que c’est dans une salle pareille
Qu’on joua du Rotrou, mon fils !
LE JEUNE HOMME
Et du Corneille !
UNE BANDE DE PAGES, se tenant par la main, entre en farandole et chante
Tra la la la la la la la la la la lère...
LE PORTIER, sévèrement aux pages
Les pages, pas de farce !...
PREMIER PAGE, avec une dignité blessée
Oh ! Monsieur ! ce soupçon !...
Vivement au deuxième, dès que le portier a tourné le dos.
As-tu de la ficelle ?
LE DEUXIEME
Avec un hameçon.
PREMIER PAGE
On pourra de là-haut pêcher quelque perruque.
UN TIRE-LAINE, groupant autour de lui plusieurs hommes de mauvaise mine
Or çà, jeunes escrocs, venez qu’on vous éduque
Puis donc que vous volez pour la première fois...
DEUXIEME PAGE, criant à d’autres pages déjà placés aux galeries supérieures
Hep ! Avez-vous des sarbacanes ?
TROISIEME PAGE, d’en haut
Et des pois !
Il souffle et les crible de pois.
LE JEUNE HOMME, à son père
Que va-t-on nous jouer ?
LE BOURGEOIS
Clorise
LE JEUNE HOMME
De qui est-ce ?
LE BOURGEOIS
De monsieur Balthazar BARO. C’est une pièce !...
Il remonte au bras de son fils.
LE TIRE-LAINE, à ses acolytes
... La dentelle surtout des canons, coupez-la !
UN SPECTATEUR, à un autre, lui montrant une encoignure élevée
Tenez, à la première du Cid, j’étais là !
LE TIRE-LAINE, faisant avec ses doigts le geste de subtiliser
Les montres...
LE BOURGEOIS, redescendant, à son fils
Vous verrez des acteurs très illustres...
LE TIRE-LAINE, faisant le geste de tirer par petites secousses furtives
Les mouchoirs...
LE BOURGEOIS
Montfleury...
QUELQU’UN, criant de la galerie supérieure
Allumez donc les lustres !
LE BOURGEOIS
... Bellerose, l’Epy, la Beaupré, Jodelet !
UN PAGE, au parterre
Ah ! voici la distributrice !...
LA DISTRIBUTRICE, paraissant derrière le buffet
Oranges, lait,
Eau de framboise, aigre de cèdre...
Brouhaha à la porte.
UNE VOIX DE FAUSSET
Place, brutes !
UN LAQUAIS, s’étonnant.
Les marquis !... au parterre ?...
UN AUTRE LAQUAIS
Oh ! pour quelques minutes.
Entre une bande de petits marquis.
UN MARQUIS, voyant la salle à moitié vide
Hé quoi ! Nous arrivons ainsi que les drapiers,
Sans déranger les gens ? sans marcher sur les pieds
Ah ! fi ! fi ! fi !
Il se trouve devant d’autres gentilshommes entrés peu avant.
Cuigy ! Brissaille !
Grandes embrassades.
CUIGY
Des fidèles !...
Mais oui, nous arrivons devant que les chandelles...
LE MARQUIS
Ah ! ne m’en parlez pas ! Je suis dans une humeur...
UN AUTRE
Console-toi, marquis, car voici l’allumeur !
LA SALLE, saluant l’entrée de l’allumeur
Ah !...
On se groupe autour des lustres qu’il allume. Quelques personnes ont pris place aux galeries. Lignière entre au parterre, donnant le bras à Christian de Neuvillette.
Lignière, un peu débraillé, figure d’ivrogne distingué.
Christian, vêtu élégamment, mais d’une façon un peu démodée, paraît préoccupé et regarde les loges.
Scène II - LES MEMES, CHRISTIAN, LIGNIERE,
puis RAGUENEAU et LE BRET
CUIGY
Lignière !
BRISSAILLE, riant
Pas encor gris !...
LIGNIERE, bas à Christian
Je vous présente ?
Signe d’assentiment de Christian.
Baron de Neuvillette.
Saluts.
LA SALLE, acclamant l’ascension du premier lustre allumé
Ah !
CUIGY, à Brissaille, en regardant Christian
La tête est charmante.
PREMIER MARQUIS, qui a entendu
Peuh !...
LIGNIERE, présentant à Christian
Messieurs de Cuigy, de Brissaille...
CHRISTIAN, s’inclinant
Enchanté !...
PREMIER MARQUIS, au deuxième
Il est assez joli, mais n’est pas ajusté
Au dernier goût.
LIGNIERE, à Cuigy
Monsieur débarque de Touraine.
CHRISTIAN
Oui, je suis à Paris depuis vingt jours à peine.
J’entre aux gardes demain, dans les cadets.
PREMIER MARQUIS, regardant les personnes qui entrent dans les loges
Voilà
La présidente Aubry !
LA DISTRIBUTRICE
Oranges, lait...
LES VIOLONS, s’accordant
La... la...
CUIGY, à Christian lui désignant la salle qui se garnit
Du monde !
CHRISTIAN
Et ! oui, beaucoup.
PREMIER MARQUIS
Tout le bel air !
Ils nomment les femmes à mesure qu’elle entrent, très parées, dans les loges. Envois de saluts, réponses de sourires.
DEUXIEME MARQUIS
Mesdames
De Guéméné...
CUIGY :
De Bois-Dauphin...
PREMIER MARQUIS
Que nous aimâmes...
BRISSAILLE
De Chavigny...
DEUXIEME MARQUIS
Qui de nos coeurs va se jouant !
LIGNIERE
Tiens, monsieur de Corneille est arrivé de Rouen.
LE JEUNE HOMME, à son père
L’Académie est là ?
LE BOURGEOIS
Mais... j’en vois plus d’un membre ;
Voici Boudu, Boissat, et Cureau de la Chambre ;
Porchères, Colomby, Bourzeys, Bourdon, Arbaud...
Tous ces noms dont pas un ne mourra, que c’est beau !
PREMIER MARQUIS
Attention ! nos précieuses prennent place
Barthénoïde, Urimédonte, Cassandace,
Félixérie...
DEUXIEME MARQUIS, se pâmant
Ah ! Dieu ! leurs surnoms sont exquis !
Marquis, tu les sais tous ?
PREMIER MARQUIS
Je les sais tous, marquis !
LIGNIERE, prenant Christian à part
Mon cher, je suis entré pour vous rendre service
La dame ne vient pas. Je retourne à mon vice !
CHRISTIAN, suppliant
Non !... Vous qui chansonnez et la ville et la cour,
Restez : vous me direz pour qui je meurs d’amour.
LE CHEF DES VIOLONS, frappant sur son pupitre, avec son
archet
Messieurs les violons !...
Il lève son archet.
LA DISTRIBUTRICE
Macarons, citronnée...
Les violons commencent à jouer.
CHRISTIAN
J’ai peur qu’elle ne soit coquette et raffinée,
Je n’ose lui parler car je n’ai pas d’esprit...
Le langage aujourd’hui qu’on parle et qu’on écrit,
Me trouble. Je ne suis qu’un bon soldat timide.
Elle est toujours, à droite, au fond : la loge est vide.
LIGNIERE, faisant mine de sortir
Je pars.
CHRISTIAN, le retenant encore
Oh ! non, restez !
LIGNIERE
Je ne peux. D’assoucy