Abirached : La commedia dell'arte, un théâtre populaire entre improvisation et tradition.

Publié le par Maltern







Abirached

 La commedia dell'arte,

un théâtre populaire entre improvisation et tradition.

 



« Héritières d'une tradition qui remonte aux atellanes et aux pantomimes de la Rome antique, les troupes de la commedia dell'arte sont, à leur origine, presque toutes itinérantes. Vouées au voyage comme les jongleurs, les funambules et les marchands d'orviétan, elles parcourent l'Italie dans tous les sens, soit qu'elles dressent leurs tréteaux sur les places publiques, soit qu'elles trouvent des ports d'attache dans les théâtres qui viennent d'être construits, au cours du XVIe siècle, dans la péninsule. Très vite, elles acquièrent une telle réputation que ducs et princes se disputent les services des plus célèbres d'entre elles et qu'on les réclame de plus en plus souvent à l'étranger ; c'est ainsi que, dès 1548, on en trouve une à Lyon, et qu'on peut suivre la trace de plusieurs autres à travers la France et l'Allemagne peu après cette date. Au XVIIIe siècle, elles auront recours, pour régler leurs tournées, à des imprésarios professionnels : elles se répandent alors dans toute l'Europe, d'Amsterdam à Varsovie et de Londres à Vienne.

Les troupes de la commedia dell'arte se distinguent d'abord par une solide homogénéité : vivant en vase clos, elles se transmettent leurs recettes de génération en génération, et les familles d'acteurs constituent souvent de vraies dynasties. Bien que, selon leur terroir d'origine, elles usent de différents parlers dialectaux et héritent de multiples traditions locales, tous ces apports se fondent en un vaste trésor commun où chacune vient puiser. On les voit, au fur et à mesure de leurs voyages, truffer leurs dialogues de mots français, castillans ou allemands, qui s'ajoutent à la bigarrure de leurs vocabulaires et de leurs accents issus de Naples, de Venise, de Bergame ou de Milan. Et, surtout, leur répertoire s'enrichit sans cesse de tours nouveaux qui augmentent et modifient indéfiniment le legs traditionnel : canevas, types théâtraux, répliques, lazzis, techniques de machinerie sont ainsi repris et transformés, au gré de l'invention des scénaristes et des comédiens.

    Au XVIe et au XVIIe siècle, le répertoire de la commedia dell'arte est constitué dans sa majeure partie de canevas comiques, bâtis autour d'une ou de plusieurs intrigues amoureuses, mais s'il comporte fort peu de tragédies, il offre aussi, conformément à la mode du jour, de nombreux scénarios de féerie (opera regia) qui s'exécutent à grand renfort de prouesses mécaniques : il n'est pas rare de voir sur la scène, à cette époque, des carrosses, des chevaux, des ânes, des gondoles, des fontaines, des gerbes de feu, des statues articulées, des personnages qui s'élèvent dans les airs. Au XVIIIe siècle, dociles aux goûts nouveaux du public, les troupes s'adresseront à des auteurs professionnels pour renouveler leurs canevas, puis pour entrer en possession de véritables pièces écrites : ainsi, en France, cette évolution les conduira à interpréter le théâtre de Marivaux, qui compose à leur intention ses premières comédies ; en Italie, Carlo Gozzi donnera aux troupes de Venise des pièces bien articulées qu'elles auront la latitude de transformer et d'enrichir de leurs improvisations. La commedia dell'arte vit alors ses derniers beaux jours : elle va succomber moins aux attaques de Goldoni, qui veut faire triompher un théâtre plus régulier et devenir le Molière de son pays, qu'au changement des mœurs et de la culture. Au début du XIXe siècle, sa décadence sera complète.

 

[Formes et structures]


Une troupe de commedia dell'arte comprend en moyenne, selon l'époque et en proportion de ses possibilités financières, de dix à vingt acteurs : ceux-ci ont à incarner des personnages fort divers, mais qui peuvent se réduire à un petit nombre de types fondamentaux, présents obligatoirement dans tous les scénarios. Le schéma de ces emplois constants se présente en général de la manière suivante : deux vieillards, un capitan, deux jeunes premiers amoureux, deux jeunes premières amoureuses, deux valets, une ou deux soubrettes. Ces types, fortement caractérisés, sont en réalité nuancés à l'infini, en fonction de leur origine locale, du tempérament des comédiens qui les incarnent et des canevas en circulation. À chacun de ces types correspondent en propre un costume, un masque de cuir qui épouse étroitement les lignes du visage, et des accessoires significatifs, comme la batte d'Arlequin ; seuls les jeunes premiers et les rôles féminins sont vêtus à la mode du jour et portent un simple loup. À ce personnel dramatique ordinaire, il faut encore ajouter des acrobates, des danseuses, des chanteuses et, à partir du XVIIIe siècle, des caratterista (emploi caractéristique et marginal, rajouté en fonction du public de la représentation) : tous ces artistes ne jouent aucun rôle dans la pièce proprement dite, mais ils ont à pourvoir aux nombreux hors-d'œuvre qu'elle ne manque jamais de comporter.

    L'un des deux vieillards est traditionnellement un riche et avare marchand (c'est le Vénitien Pantalon, dit Magnifico, ou le Sicilien Il Barone, ou encore Cassandro), tandis que l'autre représente un docte pédant et ridicule, de noir vêtu, sous la dénomination d'Il Dottore (le Docteur), originaire de Bologne. Le Capitan, homme de guerre fanfaron et couard, qui est parfois réduit à jouer les valets comme Scaramuccia (Scaramouche), apparaît sous la défroque de Spavento, Rinoceronte, Spezzafer, Fracassa, Cocodrillo, ou de l'Espagnol Matamoros, selon le canevas. Les valets (zanni), tous les deux fourbes, se différencient en général par l'ingéniosité de l'un et la balourdise de l'autre. On peut citer, parmi les plus célèbres, Arlequin (Bergame), Brighella (Bergame), Beltrame (Milan), Franca-Trippa (Bologne), Coviello, Truffaldino, Scapino, Mezzetino, et enfin Pedrolino dit encore Piero, variante honnête et sentimentale qui a donné naissance au Pierrot français. Les soubrettes (servetta ou fantesca) s'appellent Zerbinetta ou Colombina. Quant aux amoureux et aux amoureuses, les moins typés de tous ces personnages, leurs noms sont extrêmement divers selon les époques : Flavio, Orazio Flaminio, Leandro ou Lelio pour les hommes, Florindia, Diana, Ortensia, Rosalinda, Flaminia ou Silvia pour les femmes.

    Les personnages ainsi fixés d'avance, le canevas de la pièce est accroché dans la coulisse : il se contente de décrire succinctement les péripéties de l'action et de régler les entrées et les sorties des comédiens. À chacun des acteurs (ils sont titulaires de leur rôle) d'interpréter et de développer le thème comme il l'entend, en se fiant tantôt à l'improvisation gestuelle et parlée, et tantôt en reprenant des répliques et des jeux de scène préétablis. Comme on le voit, le rôle du comédien est capital : aussi, pour peu qu'il ait du génie, attache-t-il son nom au personnage qu'il interprète, comme Domenico Biancolelli-Arlequin, Tiberio Fiorelli-Scaramouche, au XVIIe siècle, Carlin Bertinazzi-Arlequin, et Giovanna Balletti-Silvia au XVIIIe.

    À l'exclusion de tout intellectualisme et de tout effet psychologique, l'art du comédien réside ici, pour l'essentiel, dans l'expression corporelle : il doit être maître de sa voix et de son corps jusqu'à pouvoir les utiliser comme de véritables instruments. Pantomimes, entrechats, lazzis requièrent en effet une souplesse acrobatique et une invention toujours en éveil. La commedia dell'arte se fie plus à l'imagination qu'à la mémoire et au mouvement qu'au langage : elle privilégie au théâtre l'art du théâtre même, dans ce qu'il a de plus spécifique. Fondée exclusivement sur l'acteur, elle demande le respect d'une discipline collective rigoureuse, tout en impliquant un art de la mise en scène qui ménage, dans un ensemble cohérent, surprises burlesques, tours de force et figures spectaculaires. Aussi parle-t-elle un langage accessible à tous les spectateurs, quelles que soient leur classe sociale et leur nationalité : il ne faut pas chercher ailleurs les raisons de son succès en dehors des frontières de l'Italie.

 

[L'influence de la commedia dell'arte]


Le rayonnement de la commedia dell'arte s'est étendu à tous les pays d'Europe, où elle a laissé des traces profondes dans l'imagination populaire aussi bien que dans le théâtre, la poésie et les arts. Plusieurs de ses personnages se sont mêlés aux figures produites par les différents folklores nationaux ou ont contribué à en engendrer de nouvelles.

Mais c'est en France que la commedia a trouvé, dès le dernier tiers du XVIe siècle, sa seconde patrie : nulle part ailleurs, elle ne s'est aussi intimement mêlée à la vie dramatique, pour modifier à ce point le théâtre lui-même. Depuis le jour où les premières troupes italiennes se sont introduites à Paris, dans les années 1570, elles n'ont cessé d'y trouver protection et encouragements. Malgré leurs démêlés avec les comédiens français, jaloux de leurs prérogatives, et avec les autorités religieuses ou politiques, offusquées de l'audace de leurs gestes et de leurs propos sur la scène, elles s'implantent à demeure à Paris au milieu du XVIIe siècle : en 1645, Tiberio Fiorelli, le fameux Scaramouche qui, à plus de quatre-vingts ans, réussissait encore à se gifler avec le pied, s'établit au Petit-Bourbon, puis au Palais-Royal, où sa compagnie jouera, vers 1660, en alternance avec celle de Molière.

En 1668, les comédiens italiens commencent à s'exprimer en français, mais, l'ordre moral s'appesantissant, ils sont chassés en 1697 pour avoir froissé la susceptibilité de Mme de Maintenon. Dès 1716, le Régent charge Luigi Riccoboni de réunir une nouvelle troupe, qu'il réinstalle à l'hôtel de Bourgogne. Tous les jours, désormais, la Comédie-Italienne se francise davantage. Après s'être adressée à Regnard, elle demande des scénarios à Lesage et à de nombreux autres écrivains, en attendant de jouer Marivaux. En 1762, elle fusionne avec l'Opéra-Comique, issu du théâtre de foire, avec lequel elle avait de nombreuses affinités ; mais les acteurs italiens sont encore une fois renvoyés en 1779. On ne les reverra plus. Mais, de Sganarelle à Crispin, d'Arlequin à Figaro, de Géronte à Bartolo, de Silvia à Rosine, ils auront fait essaimer leurs personnages à travers tout le théâtre français. Sans eux, ni Molière, ni Marivaux, ni Beaumarchais ne seraient tout à fait devenus eux-mêmes. Masques et bergamasques, enfin, traversent toute la peinture et la poésie françaises, de Callot à Verlaine, de Lancret à Picasso, de Watteau à Apollinaire. Mais il y a plus.

    Dès le XIXe siècle, la commedia dell'arte se réincarne sur le boulevard du Crime sous les traits du mime Debureau. Bientôt, elle ressuscitera au cirque sous le masque enfariné des clowns, puis au cinéma, sous les allures de Charlot ou de Max Linder. On la retrouve encore dans les marionnettes, et surtout au théâtre où Gordon Craig, Meyerhold, Copeau, Dullin, Barrault ont chacun essayé de s'approprier ses secrets pour rénover au XXe siècle l'art du comédien. Non seulement la « famille Arlequin » est réapparue sur les planches, en particulier dans les admirables mises en scènes de Giorgio Strehler au Piccolo Teatro de Milan, mais elle revit au cœur même de l'enseignement de l'art dramatique moderne : la pédagogie s'inspire, en matière théâtrale, des figures et des techniques jadis inventées par les comédiens ambulants d'Italie, et les gens du spectacle redécouvrent que l'honneur de leur métier, c'est d'être d'abord un artisanat. »


[Robert Abirached, in En.. Universalis art. Commedia dell'arte]


 

Publié dans 1- Comique et Tragique

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