Genet : Le Théâtre à l'italienne ne fera pas de vieux os. ... la salle a le droit d'être folle [1966]
Jean Genet 1910-1986 : Le Théâtre à l'italienne ne fera pas de vieux os. ... la salle a le droit d'être folle.
[Genet suit les répétitions des Paravents montées par la troupe Barrault-Renaud. Dans ses Lettres à Roger Blin, 1966, il consigne ses remarques sur les répétitions, mais aussi, considérations plus générales sur le théâtre, tel qu'il est, et tel qu'il devrait être.]
« Le théâtre à l'italienne ne fera pas de vieux os. Je ne sais rien de son histoire, comment il a commencé ni pourquoi il s'est accompli en une sorte de puits avec corbeilles, baignoires, loges et poulaillers (quels noms !), mais je le sens mourir en même temps que la société qu'y venait s'y mirer sur la scène. Cet accomplissement correspondait à une immoralité fondamentale : pour la poulaille la salle - orchestre, loges, corbeilles - était un premier spectacle, qui formait en somme un écran - ou un prisme - que devait traverser le regard avant de percevoir le spectacle de la scène. Le poulailler voyait et entendait à travers, en quelque sorte, le spectateur privilégié de l'orchestre et des loges.
Le spectateur de l'orchestre et des loges se savait regardé - goulûment - par celui de la poulaille. Se sachant spectacle avant le spectacle, il se comportait comme un spectacle doit le faire : afin d'être vu.
D'un côté comme de l'autre - je veux dire, en haut comme en bas - le spectacle de la scène n'arrivait donc jamais aux spectateurs dans sa totale pureté.
Et je n'oublie ni le velours, ni les cristaux, ni les dorures chargés de rappeler aux privilégiés qu'ils sont chez eux et qu'à mesure qu'il s'éloigne du sol et de ses tapis le spectacle se dégrade.
Vous aurez peut-être des spectacles de dix mille places, ressemblant probablement aux théâtres grecs, où le public sera discret, et placé selon la chance ou l'agilité, ou la ruse spontanée, non selon la fortune et le rang. Le spectacle de la scène s'adressera donc à ce qu'il y a de plus nu et de plus pur dans le spectateur. Que les costumes des spectateurs soient bariolés ou non, couverts de bijoux ou de n'importe quoi, cela n'aura aucun inconvénient pour la probité du spectacle donné sur la scène. Au contraire même, il serait bien qu'une espèce de folie, un culot, pousse les spectateurs à s'accoutrer bizarrement pour aller au théâtre - à condition de ne rien porter d'aveuglant : broches trop longues, épées, canes, piolets, lampes allumées dans le chapeau, pies apprivoisées... ni rien d'assourdissant : tintamarre de breloques, transistors, pétards, etc., mais que chacun se pare comme il veut afin de mieux recevoir le spectacle donné sur la scène : la salle a le droit d'être folle. Plus le spectacle de la scène sera grave et plus les spectateurs éprouveront peut-être le besoin de l'affronter parés, et même masqués.
On doit pouvoir entrer et sortir en pleine représentation, sans gêner personne. Et rester debout aussi, et même s'approcher de la scène si l'on a envie, comme on s'approche ou qu'on s'éloigne d'un tableau. Ainsi, si l'on jouait alors les Paravents, il faudrait qu'un certain espace fût réservé directement sur la scène, pour un certain nombre de figurants - silencieux et immobiles - qui seraient des spectateurs ayant revêtu un costume dessiné par le décorateur ; - d'un côté de la scène, les notables, de l'autre côté, les détenus de droit commun, masqués et enchaînés, gardés par des gendarmes armés.
En écrivant cette pièce, je la voyais représentée dans un théâtre de plein air où les gradins, taillés dans la pente d'une colline, ne seraient que des bancs de terre. La scène, au fond et les décors (les paravents) se détachant sur les arbres d'une futaie. »
[Jean Genet, Lettres à Roger Blin, éd. Gallimard]