Sandier : Théâtre et révolution [mai 1968]

Publié le par Maltern

Théâtre et révolution par Gilles Sandier

 

Nous ne connaissons pas encore le bilan des Etats Généraux du théâtre, qui se sont tenus, par petits paquets, à la fois à Lyon, pour les gens de théâtre du " secteur public ", et dans différentes salles de Paris, pour les autres. Mais on peut, à priori, formuler quelques souhaits et propositions. D'abord, cette révolution dont la France vient d'esquisser le modèle aux yeux de l'Europe interloquée et dont elle a achevé seulement la première phase, il faut que le théâtre, désormais, la serve. On ne peut plus concevoir le rôle du théâtre que dans une perspective politique et révolutionnaire. Dans une nation réveillée, qui enfin se politise, et où la parole est libérée, le théâtre doit sortir de ses salles closes, qui tiennent du temple, du club, et du bordel. Il doit descendre sur les places, dans les cortèges, dans les meetings ; il doit descendre dans la rue ; ou plutôt il doit en naître : lié à l'événement, à l'histoire qui se fait, commentaire lyrique ou critique de l'actualité, il doit être capable de constituer des fables et des images, des récits et des caricatures, qui puissent éclairer, donner à voir et à comprendre, dénoncer, exciter, célébrer : théâtre de cirque, de parade, de guignol, et de création collective.


Il est dommage qu'on n'ait pu voir que quelques jours, à Aubervilliers, la troupe du " Bread and Puppet Theater ", de New York, qui fut la révélation du Festival de Nancy. Avec tambour et trompette, usant essentiellement de masques et de gigantesques mannequins de deux ou trois mètres de haut, cette troupe joue dans les défilés et manifestations pour la paix, et dans les quartiers populaires de New York, mettant en images critiques le " Discours de Johnson sur l'état de l'Union ", par exemple, ou l'itinéraire funèbre du soldat américain au Vietnam, dans le style direct, simple, et saisissant, de fables pour enfants, pour le monde infantile qui est le nôtre.

Les événements de 1968. Jean-Paul Sartre et Cohn-Bendit

Je pense aussi, comme référence possible, à l'expérience tentée en Italie par une troupe itinérante de théâtre politique et prolétarien, le " Groupe M.K.S. ", qui se propose de présenter des spectacles, conçus collectivement, dans des versions successives et toujours modifiables, sur un matériau constitué par des enquêtes menées en commun par des étudiants, acteurs et ouvriers, à partir des aspects de la réalité économique et sociale qui mettent en lumière les contradictions de la société capitaliste ; ils ont ainsi travaillé sur la banlieue industrielle de Venise, (dans des usines de matière plastique pour le napalm) et en Emilie, sur les luttes ouvrières avec la police qui firent plusieurs morts. Comme le dit Max Frisch, qui participe à l'expérience, il s'agit de réfuter le contenu et les formes d'une culture qui a été forgée par une couche de la société étrangère au prolétariat, et de faire naître directement le théâtre d'un public nouveau et ouvrier, façonnant sa conscience dans une œuvre qui naît de la matière même de sa propre existence sociale.

C'est aussi la conscience du comédien, qui doit être modifiée, et qui le sera, dans un théâtre ainsi conçu. Le comédien, rendu à sa dignité double de travailleur et de citoyen, sera enfin un homme, et non plus l'enfant mineur, irresponsable et aliéné, la cocotte entretenue, le gigolo, minable ou couvert d'or, d'une société qui a fait de lui à la fois son historien et son idole, c'est à dire toujours un objet, une victime, et finalement un néant, une pure image, comme le dit si bien Kean, l'acteur, par la bouche de Sartre.


C'est aussi nous autres critiques, qui devrons changer de peau, voyant désormais inutile l'absurde office qui fait de nous, sur le marché du théâtre, des agents publicitaires essentiellement destinés à rameuter des clients. Faire gagner de l'argent, ou en faire perdre, voilà, finalement, notre rôle. Et c'est pourquoi le rapport qu'entretiennent avec nous les gens de théâtre est un absurde rapport de crainte et de flagornerie : on a peur des petits juges mandarins que nous sommes, parés des oripeaux d'une culture vétuste ou inexistante, ces petits juges dont, souvent, l'incompétence navrante peut, à bon droit, indigner des hommes de théâtre que la règle du jeu boursier soumet pourtant à nos sentences risibles.

Dans un théâtre arraché au circuit commercial, à la société mercantile dans un théâtre redevenu institution d'État - gratuite cela va de soi, ou quasiment - le critique deviendra le collaborateur des gens de théâtre, tenu d'être instruit et compétent (il y aura des études conçues à cet effet) : il travaillera, avec les acteurs, à l'élaboration du spectacle, il informera le public, dialoguera avec lui, et, le spectacle achevé, le critiquera dans un exercice enfin désintéressé, en commun avec ce public et avec ces acteurs. D'ici là, nous continuerons peut être notre office de Trissotins faisant le beau avec des phrases et cherchant le brio dans la méchanceté, mais au moins nous ne pourrons plus nous regarder sans rire.

Tract distribué le soir où l'Odéon était occupé.


L'IMAGINATION PREND LE POUVOIR

La lutte révolutionnaire des travailleurs et des étudiants qui est née dans la rue s'étend maintenant aux lieux de travail et aux pseudo valeurs de la société de consommation.

Hier Sud Aviation à NANTES, aujourd'hui le théâtre dit " DE FRANCE " : I'ODEON.

Le théâtre, le cinéma, la peinture, la littérature etc. sont devenus des industries accaparées par une " élite " dans un but d'aliénation et de mercantilisme.

Sabotez l'industrie culturelle.

Occupez et détruisez les institutions. Réinventez la vie.

L'ART C'EST VOUS !
LA REVOLUTION C'EST VOUS !
ENTREE LIBRE

à l'ex théâtre de France, à partir d'aujourd'hui.

C.A.R.

[paru dans la Quinzaine littéraire, juin 1968]


 

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