Friedrich Nietzsche [23] Genèse de la tragédie grecques à partir du choeur

Publié le par Maltern

Friedrich Nietzsche [23] Genèse de la tragédie grecques à partir du choeur

 

[La naissance de la tragédie, 1871, et en particulier la célèbre distinction en­tre l’apollinien et le dionysiaque - dont la tragédie grecque représente selon lui la synthèse ont fait de Friedrich Nietzsche (1844-1900) un auteur important dans le renouveau de l’esthétique théâtrale. Son influence sur Artaud et sa filiation est prépondérante]

 

 

 

« Le Choeur et le héros

 

 

 

Au fond, le phénomène esthétique est simple : a-t-on seulement le don de toujours percevoir le jeu vivant des figures et de vivre sans cesse entouré de toute une cohorte d’esprits - et l’on est poète ; éprouve-t-on le besoin instinctif de se métamorphoser et de s’exprimer au travers d’autres corps ou d’autres âmes - et l’on est dramaturge.

 

Or ce don, cette faculté de se voir ainsi entouré d’une cohorte d’es­prits avec qui se sentir en communion profonde, l’émotion dionysiaque est capable de la communiquer à une foule entière. C’est là le processus même de la formation du chœur tragique - et c’est le phénomène dra­matique originel : assister soi-même à sa propre métamorphose et agir dès lors comme si l’on était effectivement entré dans un autre corps, dans un autre personnage.

 

Telle s’inaugure l’évolution du drame. Il se passe ici tout autre chose qu’avec le rhapsode, lequel ne se confond pas avec les images qu’il produit, mais, comme le peintre, les regarde à distance d’un œil  examinateur : car ici, la pénétration dans une nature étrangère suppose déjà que l’individu a renoncé à lui-même.

 

Et de fait, un tel phénomène s’impose comme une épidémie ; c’est de toute une foule que s’empare la possession. Là du reste est la raison pour laquelle le dithyrambe diffère essentiellement de toute autre forme de chant choral. - Les vierges qui se rendent solennellement au temple d’Apol­lon en chantant, un rameau de laurier à la main, leur hymne procession­nel, restent ce qu’elles sont et gardent leur identité. Mais le choeur di­thyrambique, lui, est un choeur d’êtres métamorphosés qui ont complè­tement oublié leur passé de citoyen et leur position sociale et qui, se mettant à vivre en dehors de toute structure sociale, sont devenus les serviteurs intemporels de leur dieu. Toutes les autres formes du lyrisme choral ne sont, chez les Grecs, qu’une immense amplification de l’aède apollinien. Dans le dithyrambe nous avons affaire à une communauté d’acteurs inconscients, qui sont mutuellement témoins de leurs propres métamorphoses.

 

 

 

La possession est par conséquent la condition préalable de tout art dramatique : possédé, l’exalté de Dionysos se voit comme satyre - et comme satyre, alors, il voit le dieu. Ce qui revient à dire que, métamor­phosé, il perçoit, extérieure à lui, une nouvelle vision qui est l’accom­plissement apollinien de son état. C’est avec cette nouvelle vision que le drame achève de se constituer.

 

 

 

Forts de cet acquis, il nous faut alors comprendre que la tragédie grecque, ce n’est pas autre chose que le chœur dionysiaque ne cessant de se décharger dans un monde apollinien d’images constamment renouvelé. Les parties chorales entrelacées à la tragédie sont donc, d’une certaine manière, la matrice de tout ce qu’on appelle le dialogue - c’est-à-dire la matrice de l’ensemble du monde scénique, du drame proprement dit.

 

Par décharges successives, ce fond originaire de la tragé­die irradie la vision du drame, laquelle est certes de part en part une ma­nifestation de rêve - et, dans cette mesure, de nature épique -, mais qui d’un autre côté, parce qu’elle est l’objectivation d’un état dionysia­que, représente non la délivrance apollinienne dans l’apparence, mais tout au contraire la dislocation de l’individu et son union avec l’être originaire. Par là même, le drame est la matérialisation apollinienne de tout ce qui peut être connu ou ressenti dans l’état dionysiaque, - ce qui le sépare, comme d’un insondable abîme, de l’épopée.

 

Mais c’est le chœur de la tragédie grecque, le symbole de la foule tout entière en proie à l’émotion dionysiaque, qui trouve dans notre façon de voir sa pleine explication. Habitués comme nous l’étions jusqu’ici à la fonction réservée au choeur sur la scène moderne, en par­ticulier dans l’opéra, nous ne pouvions absolument pas comprendre - ainsi qu’il ressort pourtant clairement de la tradition - comment le chœur tragique des Grecs pouvait être plus ancien, plus originaire, plus important même que l’« action » proprement dite.

 

Nous n’étions pas non plus capables d’accorder avec cette importance et cette originalité traditionnellement attestées le fait que le choeur n’était composé que d’êtres subalternes et serfs - et même, tout d’abord, que de satyres à l’aspect de boucs. Et la situation de l’orchestre, devant la scène, demeu­rait pour nous une énigme.

 

Maintenant, en revanche nous savons que la scène, action comprise, fut au fond simplement pensée, à l’origine, comme vision et que la seule « réalité », c’est justement le choeur qui fait naître hors de lui cette vision et qui en parle avec toutes les ressour­ces symboliques de la danse, de la musique et du verbe. Dans sa vision, c’est Dionysos que le choeur aperçoit, son Seigneur et maître - et c’est pourquoi il reste toujours un choeur de serviteurs. Mais il le voit, ce dieu, souffrant et se magnifiant - et c’est pourquoi lui-même il n’agit pas. Et bien qu’il soit enfin dans cette position d’entière servitude à l’égard du dieu, il est néanmoins l’expression la plus haute de la nature, c’est-à-dire son expression dionysiaque - et c’est pourquoi, comme elle, il profère sous le coup de l’inspiration oracles et sentences.

 

Parce qu’il est le compatissant, il est aussi le sage qui annonce cette vérité jaillissant du plus profond du monde. Car c’est ainsi que prend naissan­ce cette figure fantastique et si choquante à première vue du satyre sage et inspiré qui est en même temps, par opposition au dieu, « l’hu­main stupide », - image de la nature et de ses pulsions les plus vigou­reuses, mieux, symbole de la nature et messager de sa sagesse et de son art - musicien, poète, danseur et voyant en une seule personne.

 

 

 

Il résulte de cette interprétation comme de la tradition que Diony­sos, le héros proprement dit de la scène et le centre de la vision, n’est pas tout d’abord, dans la période la plus ancienne de la tragédie, vrai­ment présent sur la scène, mais qu’il est simplement représenté comme présent. Autrement dit que la tragédie est à l’origine seulement « choeur », et non pas « drame ».

 

Plus tard toutefois, on s’efforcera de montrer réellement le dieu et de présenter sur la scène, visible à tous les yeux, la figure même de la vision avec le décor qui l’exalte. C’est alors que commence le « drame » au sens étroit.

 

Désormais le choeur dithy­rambique a pour tâche de stimuler la disposition dionysiaque de l’audi­toire jusqu’au point où, le héros tragique paraissant sur la scène, ce n’est pas l’homme affublé d’un masque difforme qu’il aperçoit, mais la figure d’une vision pour ainsi dire née de sa propre extase.

 

Pensons à Admète, imaginons-le s’abîmant dans le souvenir d’Alceste, l’épouse disparue, et se consumant d’en évoquer sans fin les traits : on fait soudain venir à lui, dissimulée sous un voile, l’image d’une femme de même stature, à la démarche semblable. Imaginons alors son trouble subit, sa tremblante inquiétude, sa comparaison fiévreuse et sa certitude instinctive - et nous aurons l’analogon même du sentiment qui saisissait le spectateur en proie à Dionysos lorsqu’il voyait s’avancer sur la scène le dieu à la souffrance duquel il s’était déjà associé.

 

Involontairement, il transférait sur cette figure masquée l’image magique du dieu qui tressaillait devant son âme et il en dissolvait la réalité dans une sorte d’irréalité spectrale. Tel est l’état de rêve apollinien, dans lequel le monde du jour venant à se voiler, un autre monde s’offre à nos yeux en une incessante transfor­mation, plus clair, plus distinct, plus saisissant et pourtant plus sembla­ble à une ombre.

 

De là vient l’opposition stylistique tranchée que nous constatons dans la tragédie : langue, couleur, mouvement, dynamisme du discours se partagent, entre le lyrisme du choeur et le rêve apollinien de la scène, en sphères d’expression radicalement distinctes. Les appari­tions apolliniennes où Dionysos s’objective ne sont plus « une mer éternelle, une trame changeante, une vie ardente » ainsi que l’est la mu­sique du choeur. Ce ne sont plus ces forces que l’on ne fait que ressentir et qui ne se sont pas encore condensées en images, où le servant inspiré de Dionysos éprouve la proximité du dieu. Ce qui lui parle à présent, depuis la scène, c’est la figure épique, claire et ferme ; et ce n’est plus désormais au travers des seules forces que s’exprime Dionysos, mais comme un héros épique, presque dans la langue d’Homère. »

 

 

 

 

 

[F. Nietzsche, La naissance de la tragédie, traduction de Michel Haar, Philippe La­coue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, Paris, Gallimard, 1977, p.73]

 

 


 

 

Publié dans 1- Comique et Tragique

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