Daniel Besnehard [01] Clair d’Usine 1983

Publié le par Maltern

Daniel Besnehard [01] Clair d’Usine 1983

 

LES PERSONNAGES

 

Christiane NOIRÉ. 47 ans. Agent‑chef de cantine. Une grande gueule et un cœur d'or. Veuve, un fils à l'EDF et un compagnon, son chat, Chouki.

 

 

 

Rémi MORIN. 37 ans. OP3. Un homme raisonnable : pavillon coquet, deux filles, une femme et un chien. II possède aussi un couteau suisse et pratique la lutte.

 

 

 

Kacem SLIMI. 20 ans. OP1. Un immigré de la seconde génération vindicatif parce que timide. Adore le hard‑rock.

 

 

 

Philippe GRASSON. 35 ans. Directeur des relations humaines, dit « la trique ». Ses méthodes modernistes se cognent aux réalités patronales. Fou de mer et de voile. Marié.

 

 

 

Denis TIFFON. 30 ans. Électricien, dit « le fusible ». Vit seul avec sa mère. Fervent adepte du jogging. II prend des cours du soir pour « monter ».

 

 

 

Gisèle BALET. 40 ans. Infirmière‑secrétaire sociale, dite « la marquise ». Divorcée. Sous ses grands airs pré­cieux cache une vraie gentillesse.

 

 

 

Brigitte COPIE. 30 ans. Secrétaire‑facturière, dite « la Copie ». Élève des chats en appartement. Elle change de mec très souvent, possède une moto M.Z.

 

 

 

Félix GRASSI. 54 ans. Veilleur de nuit, dit « le poète ». Ancien OP3, il a changé de poste après un accident de travail.   C'est le confident de toute la boîte. Marié sans amour.

 

 

 

Paul RETOU. 28 ans. OP3, dit « Pollux ». Dragueur de choc et super‑vantard. Toujours en guerre avec les blouses blanches.

 

 

 

Ginette POIRIER.    34 ans. OS aux emballages. Sans surnom. Un mari jaloux et alcoolique. Deux gosses. Une femme discrète qui rêvait de devenir dactylo.

 

 

 

Deuxième séquence (Février)

 

 

 

Un self‑service d'entreprise. Rémi Morin recouvre une table d'une petite nappe blanche. II vide son plateau. Ginette, le rejoint. Elle sort de sa poche une bouteille.

 

 

 

GINETTE. ‑ Une nappe comme â une vraie cérémonie.

 

 RÉMI. ‑ II y a le printemps, l'été, l'automne, l'hiver, il y a l'enfant, l'adulte, le vieillard. II y a les mois ordinaires et les jours de fête. Aujourd'hui c'est un anniversaire. Quinze ans de Sénalor.

 

GINETTE. ‑ Tiens.

 

RÉMI. ‑ Bordeaux et du 1973. Tu me gâtes Ginette.

 

GINETTE. ‑A un anniversaire, on ne boit pas de l'ordinaire. Oh, j'ai oublié le tire‑bouchon.

 

RÉMI. ‑ Bouge pas. Couteau suisse, 18 fonctions. (II débouche la bouteille.) Goûte la première. Un bon cru.

 

GINETTE. ‑ J'ai bien choisi. Toi, tu sais apprécier.

 

RÉMI. ‑ Encore rentré soûl ?

 

GINETTE. ‑ Tous les soirs en ce moment. II devient violent.

 

RÉMI. ‑ Mets‑le à la flotte, ton Maurice.

 

GINETTE. ‑ A la Badoit, « l'eau qui chante et qui danse », si je pouvais...

 

RÉMI. ‑ Plaque‑le.

 

GINETTE. ‑ Ici, je n'ai pas envie de parler de lui.

 

RÉMI. ‑ Quinze ans de boîte, c'est un sacré bail.

 

GINETTE. ‑ Dimanche, tu l'as posé ton carrelage dans l'escalier de ta cave ?

 

RÉMI. ‑ Gris souris. Du grenier à la cave, plus une finition en rade.

 

GINETTE. ‑ Ton contrat est rempli.

 

RÉMI. ‑ Quinze ans d'usine et j'ai mon pavillon à moi, fini. II faut que je m'occupe. J'ai déjà repris l'entraînement de lutte.

 

GINETTE. ‑ C'est bon le sport et ça occupe. Nous, on ne sait pas rien faire. On ne rêve même pas qu'on puisse rien faire. Ce matin, c'était mou aux emballages. Ils m'ont mis à briquer l'allée. Des industriels japonais visitent l'usine tantôt.

 

RÉMI. ‑ Ils finiront par nous racheter, les Japonais. Ils sont à la pointe.

 

GINETTE. ‑ Je n'ai pas encore vu le nouveau, un jeune?

 

RÉMI. ‑ Oui. On en attend un autre le mois prochain, en principe. Car le moins réglo dans ces contrats de solidarité, c'est que les patrons, souvent, ils biaisent. Ils remplacent deux vieux par un seul jeune. (II sort de sa sacoche des serviettes.)

 

GINETTE. ‑ des serviettes blanches.

 

RÉMI. ‑ Le grand service !

 

GINETTE. ‑ Ça va encore jaser aux autres tables.

 

RÉMI. ‑ Honni soit qui mal y pense.

 

GINETTE. ‑ T'es un ange. Tu as fait broder mes initiales.

 

RÉMI. ‑ G.P. Geneviève Paulin, le nom de ma femme.

 

GINETTE. ‑ Une serviette de son trousseau de jeune fille.

 

RÉMI. ‑ T'es déçue, Ginette ?

 

GINETTE. ‑ Pourquoi ? Je ne me fais pas d'idées. (Gisèle entre dans le self. Elle s'installe avec beaucoup de précautions.)

 

GINETTE. ‑ Gisèle Ballet arrive. Toujours chic.

 

RÉMI. ‑ Une marquise. Regarde ses manières.

 

GINETTE. ‑ Du papier à cigarettes, ces escalopes.

 

RÉMI. ‑ La prochaine fois, ils les feront transparentes. II n'y a jamais de moutarde sur les tables. (tinette se lève pour aller chercher de la moutarde. Rémi rejoint Gisèle à sa table.)

 

RÉMI. ‑ Toujours pas de nouvelles, Pâques approche !

 

GISÈLE. ‑ Non, malheureusement.

 

RÉMI. ‑ Mon épouse est inquiète. Si il n'y a pas de possibilité par l'usine, on se débrouillera par les colonies de l'école. II nous faut vite une réponse. Vous m'aviez promis de téléphoner à l'organisme.

 

GISÈLE. ‑ Avec la réorganisation du service du personnel. Je suis débordée.

 

RÉMI. ‑ Résultat, il ne restera plus que des places à la campagne.

 

GISÈLE. ‑J'ai oublié de décapsuler mon eau gazeuse. (Rémi décapsule la bouteille.)

 

RÉMI. ‑ Couteau suisse 18 fonctions. Décapsuleur.

 

GISÈLE. ‑ Pratique. Merci.

 

RÉMI. ‑ Mes gosses ont autant le droit à la mer que ceux des blouses blanches. Je compte sur vous.

 

GISÈLE. ‑ Vos enfants auront leur bol d'air.

 

RÉMI. ‑ A la mer. C'est promis. (Rémi rejoint sa table.)

 

RÉMI. ‑ Quelle incompétente. La moutarde, t'as bien noté sur le cahier de réclamations.

 

GINETTE. ‑ Plus de stylo.

 

RÉMI. ‑ Depuis que la Christiane est passée chef, il n'y a jamais plus rien pour écrire.

 

GINETTE. ‑ Elle n'aime pas qu'on réclame.

 

RÉMI.‑Tout de suite et avec mon propre bic, je vais aller lui écrire qu'elle oublie toujours de mettre la moutarde sur les tables.

 

GINETTE. ‑ Fais attention qu'elle ne te monte pas au nez, Rémi. (Rémi se dirige vers le cahier de réclamations. Kacem, déboussolé, erre dans le self. 11 s'arrête devant la table de Gisèle.)

 

 

 

GISÈLE. ‑ Désolé, c'est gardé. (Kacem échange un long regard avec Ginette. 11 s'installe seul à une table. Rémi est revenu à la sienne.)

 

RÉMI. ‑ Affaire réglée.

 

GINETTE. ‑ Maintenant, c'est froid. Le nouveau, un arabe?

 

RÉMI. ‑ Tu ne vas pas devenir raciste.

 

GINETTE. ‑ II semble perdu comme un gosse.

 

RÉMI. ‑ On n'a pas de troisième serviette.

 

GINETTE. ‑ Avant le self, un nouveau, on l'intégrait à une table. II connaissait vite.

 

RÉMI. ‑Tu ne te souviens plus des histoires entre ceux placés ensemble qui ne pouvaient pas se blairer. Le piment rouge, il a bientôt fait les vingt tables du réfectoire. (Philippe Grasson entre dans le self avec un plateau.)

 

GINETTE. ‑ Le nouveau chef du personnel qui arrive. II manque d'allure.

 

RÉMI. ‑ Observe bien « la marquise ». Elle le veut à sa table.

 

GINETTE. ‑ Normal, elle est jolie, elle est chef.

 

RÉMI. ‑ Chef de qui ? Toute seule dans son infirmerie.

 

GINETTE. ‑ Monsieur Duchemin, jamais il ne mangeait au self.

 

RÉMI. ‑ Différence. Duchemin était chef du personnel, le nouveau, il est directeur des relations humaines. II veut commander sur du velours. II prend un plateau.

 

GINETTE. ‑ Drôle la loi des séries. Dans le même mois, Gripel et Duchemin.

 

RÉMI. ‑ Deux tarés qui se tirent une bastos dans le cigare. Ce n'est pas une série mais un détail.

 

GINETTE. ‑ Le suicide, ce n'est pas un détail, c'est un choix.

 

RÉMI. ‑ Un mauvais. Pas possible, ils l'assaisonnent à l'huile de vidange.

 

GINETTE. ‑ Je la trouve bonne la salade. (Philippe s'approche puis s'installe à la table de Gisèle.)

 

PHILIPPE. ‑ Madame Balet, puis‑je déjeuner en votre compagnie ?

 

GISÈLE. ‑ Bien sûr, Monsieur Grasson.

 

PHILIPPE. ‑ Quelle couleur ce mur?

 

GISÈLE. ‑ Gris.

 

PHILIPPE. ‑ Gris, la couleur du brouillard, des villes, des usines. Bientôt, on y posera une grande fresque photo. 5 m sur 4. Belle‑Ile en mer. Des vagues, des dunes, du rêve. Dans le travail, si on suscite des désirs chez les employés, on dirige mieux.

 

GISÈLE. ‑ Assurément, Monsieur Grasson.

 

RÉMI. ‑ (Sort de sa sacoche du fromage.) Du bleu d'Auvergne.

 

GINETTE. ‑ Un vrai repas amélioré.

 

PHILIPPE. ‑ Je vais faire repeindre le réfectoire.

 

RÉMI. ‑ Mon beau‑frère de Chamalières me l'envoie l'hiver. L'été je lui donne un coup de main pour retaper sa maison. Placée superbe près d'un torrent d'eau claire.

 

PHILIPPE. ‑ Une laque bleue outre‑mer.

 

RÉMI. ‑ On y pêche des truites saumonnées.

 

PHILIPPE. ‑ Sous la peinture brillante, on imaginera des poissons. RÉMI. ‑ Avec des écailles d'argent.

 

PHILIPPE. ‑ II me faut de l'argent. Un budget. (Kacem s'approche de la table de Ginette et Rémi.)

 

KACEM. ‑ Moutarde?

 

GINETTE. ‑ Bien sûr.

 

KACEM. ‑ C'est bien des escalopes de veau ?

 

GINETTE. ‑ Non, de porc. (Kacem sort furieux avec son assiette.) II n'a pas de chance. Du cochon, pour son premier repas.

 

RÉMI. ‑ Cela ne l'empêchait pas de dire merci pour notre moutarde.

 

PHILIPPE. ‑ Seulement une crudité et un yaourt.

 

GISÈLE. ‑ Économie de calories. Vous aussi.

 

PHILIPPE.‑Je ne crains pas pour maligne, mais j'ai un deuxième service.

 

GISÈLE. ‑ Avec les cadres japonais de Subiyo.

 

PHILIPPE. ‑ Très renseignée. C'est bien. Une entreprise saine est une maison de verre. (II consulte sa montre.) C'est parti.

 

(Une musique sirupeuse monte dans le self. Elle est bientôt recouverte par une annonce. « Chers employés. Votre entreprise va devenir plus attrayante. Chaque midi, une musique d'ambiance sera diffusée pour décontracter vos repas et rendre les digestions plus douces. Le décor du self va bientôt changer, une décoration maritime. Tous les vendredis, un journal parlé sera diffusé. Il sera pour vous l'occasion de vous exprimer. L'entreprise doit reconquérir sa part de rêve. »)

 

 

 

PHILIPPE. ‑ Agréable, non ?

 

GISÈLE. ‑ Très apaisant.

 

PHILIPPE, ‑ Le volume sonore est réglé pour bercer les conversations. Rémi Morin, Philippe Grasson, Directeur des relations humaines.

 

RÉMI. ‑ Je le sais.

 

PHILIPPE. ‑ Je suis déjà fiché. Cela vous plaît?

 

RÉMI. ‑ Un bruit de fond en plus.

 

PHILIPPE. ‑ Et vous Madame Poirier. Agréable ?

 

GINETTE. ‑ La musique du mammouth.

 

RÉMI. ‑ A propos de bruit. A l'atelier 7, on réclame des isolateurs phoniques depuis trois ans.

 

PHILIPPE. ‑ C'est un autre service.

 

RÉMI. ‑ Je le sais mais on pourrait coordonner les priorités. (Philippe retrouve sa table.)

 

GINETTE. Tu as été brusque avec lui.

 

RÉMI. ‑ Je n'aime pas être conditionné. Je ne suis pas japonais.

 

GINETTE. ‑ T'as vu, il connaît déjà nos noms.

 

PHILIPPE. ‑ Un utilitaire primaire, ce Morin.

 

GISÈLE. ‑ Très sérieux. Mais il a des cases dans la tête.

 

PHILIPPE. ‑ Un syndicaliste, sans doute. Aucun sens du ludique, du superflu.

 

GISÈLE. Si. C'est le champion de la perruque artistique. Morin crée des marionnettes en aluminium, des planeurs, des bateaux vapeur, des oeuvres qui demandent 200 heures de travail.

 

PHILIPPE. Vous appelez cela de l'art. (Rémi plante des allumettes dans l'écorce d'une orange.)

 

GINETTE. ‑ La peau d'une orange, c'est doux.

 

RÉMI. ‑ Comme la peau d'un homme.

 

PHILIPPE. ‑ Monsieur Duchemin était un chef efficace ?

 

GISÈLE.‑Très pointilleux, mais il manquait de la souplesse que donnent les nouveaux instituts.

 

PHILIPPE. ‑ Le commandement à l'ancienne. Jamais de col roulé.

 

GISÈLE. ‑ Très collet monté. II était craint mais estimé.

 

GINETTE. ‑ Ce n'était pas ton jour de rasage.

 

RÉMI.‑ Une exception pour l'anniversaire. (Rémi élève l'écorce d'orange embrasée comme un gâteau d'anniversaire.)

 

GINETTE. ‑ Un vrai spoutnik.

 

RÉMI. ‑ On s'envole vers la lune. On pénètre dans une crevasse du Mont Vénus. Le septième ciel.

 

GINETTE. ‑ On repart vers la terre, les fumées, les usines et on atterrit dans l'assiette. (Gisèle commence son yaourt.)

 

PHILIPPE. ‑ La cuillère est trouée.

 

GISÈLE. ‑ Elles le sont toutes, Monsieur Grasson. On les vole moins ainsi.

 

PHILIPPE. ‑ Quelle méthode, le Moyen Age !

 

GINETTE.‑Midi trente. Je me sauve. Mon aîné m'attend à la grille. Pauvre chat, il a besoin de sa pièce de 5 francs pour la piscine.

 

RÉMI. ‑ Donne‑lui le matin. II la boit pas, lui.

 

GINETTE. II perd, et puis j'aime le voir.

 

RÉMI. ‑ Une pantinoise ?

 

GINETTE. ‑ Je ne fume pas devant mes gosses.

 

GINETTE. ‑ Merci. A demain, Rémi. (Ginette sort bientôt suivie de Rémi.)

 

PHILIPPE. ‑ Monsieur Duchemin était souvent dépressif ?

 

GISÈLE.‑A la fin, il se confiait à tout le monde, même aux ouvriers. II leur racontait comment ses contrariétés lui donnaient des constipations.

 

PHILIPPE. ‑ De la part d'un responsable, de telles confidences sont très négatives, non ?

 

GISÈLE. ‑ Je ne sais pas.

 

PHILIPPE. ‑ On le disait chaud partisan de la promotion sur canapé.

 

GISÈLE. ‑ II offrait des roses à ses ouvrières. C'est tout.

 

PHILIPPE. ‑ Et à vous ?

 

GISÈLE. ‑ Aussi.

 

PHILIPPE. ‑ Rien d'autre (un temps). Madame Ballet, vous êtes à la Sénalor depuis combien de temps ?

 

GISÈLE. ‑ Treize ans à l'automne.

 

PHILIPPE. ‑ Vous n'avez jamais eu envie de bouger ?

 

GISÈLE. ‑ Je suis très fidèle dans la vie.

 

PHILIPPE. ‑ Si je vous proposais de devenir mon assistante d'écoute, vous accepteriez ?

 

GISÈLE. ‑ Cela dépend du nouveau profil de poste.

 

PHILIPPE. ‑ Vous garderiez votre infirmerie. Mais en plus, vous favoriseriez la fluidité des relations interpersonnelles au sein de l'entreprise.

 

GISÈLE. ‑ Concrètement, ne s'agit‑il pas de s'occuper de l'aide sociale, mon travail actuel.

 

PHILIPPE. ‑ En gros, oui, mais exercé avec plus de décontraction, d'humour : « écouter pour séduire, renseigner pour conquérir ». Voilà mon slogan. Réfléchissez à ma proposition. Réfléchissez‑y, mais vite. (Paul et Rémi se sont rejoints autour d'un distributeur, ils boivent leur café. Brigitte entre et s'assoit.)

 

PAUL. ‑ Il était pété, le Nibard, hier soir. Il fêtait le départ à la retraite au piment rouge. II lui a fait un sacré cadeau.

 

RÉMI. ‑ Normal, c'était son meilleur indic à l'atelier.

 

PAUL. ‑ Tu devines pas quoi ? Un affreux bouledogue. Un chiot de sa chienne Rita, celle qui lave son pare‑brise d'un coup de langue. Quel con, quand on y pense.

 

RÉMI. ‑ A propos, Nibard il t'a fait scier les barres d'un mètre cinquante que t'avais soudées à ta chaise. Tu ne pourras plus te percher pour faire la concierge.

 

PAUL. ‑ « Monsieur Retou, si vous vous prenez pour un arbitre de tennis, il faudra changer de maison. La Sénalor n'est pas un court de tennis. Ici, on travaille, on ne joue pas à la balle. Vous rendrez votre chaise à son usage habituel. »

 

RÉMI. ‑ Et alors, t'as exécuté !

 

PAUL. ‑ II allait m'accuser de sabotage. De l'eau de vaisselle ce café ! (Denis arrive en courant.) Alors, le Fusible, il y a ta brune qui t'attend.

 

DENIS. ‑ Merde, je l'ai oubliée.

 

PAUL. ‑ Tu rampes devant elle.

 

DENIS. ‑ Tu parles ! On se connaît depuis vingt ans. La même colonie à Noirmoutier, le même C.E.T. Toujours ensemble.

 

PAUL. ‑ Sauf au lit. Un peu pot de peinture, mais elle a un beau châssis.

 

DENIS. ‑ Ne te fais pas trop d'illusions.

 

PAUL. ‑ On prend les paris. (II dévisage Brigitte puis s'éloigne.)

 

BRIGITTE. ‑ Quel petit macho, il mériterait une bonne fessée. Je t'attendais dehors.

 

DENIS. ‑ Excuse‑moi, j'ai oublié. Je suis allé courir.

 

BRIGITTE. ‑ Encore. Mais tu seras jamais un champion

 

DENIS. ‑ Je gagne sur le souffle. Plus que deux gitanes par jour.

 

BRIGITTE. ‑ Deux de trop. Vu l'heure, c'est trop tard.

 

DENIS. ‑ Ça va ! Ton mec, il pourrait te la réparer ta 125.

 

BRIGITTE. ‑ A « Pantoufles et Poissons », je ne lui demande plus rien. II déménage de chez moi à la fin de la semaine.

 

DENIS. ‑ Définitif ?

 

BRIGITTE. ‑ Oui, on se fait trop de mal. Avec un seul salaire, le F 5, ça va me poser des problèmes.

 

DENIS. ‑ II est toujours libre le F 2 en face de chez nous.

 

BRIGITTE. ‑ Habiter sur le même palier que ta mère...

 

DENIS. ‑Je pourrais louer une camionnette pour le déménagement. On y va.

 

BRIGITTE. ‑ C'est encore l'allumage, je crois.

 

DENIS. ‑ Tu dis cela parce que je suis électricien et après je vais encore me retrouver les mains dans le carbu. Je t'avais dit d'acheter une Japonaise quatre temps. T'as pris une M.Z.

 

BRIGITTE. ‑ J'ai écouté mon père.

 

DENIS. ‑ Ce n'est pas lui qui la répare.

 

BRIGITTE. ‑ Tu le connais, parce que c'était socialiste, c'était solide. Un pur, un dur, un toqué de la R.D.A., le pater. Elle est sur le parking. Tu boîtes ?

 

DENIS. ‑ Après l'échauffement, j'ai un muscle qui refroidit mal.

 

BRIGITTE. ‑ Un thermomètre dans les guiboles, il n'y a que toi pour m'inventer cela. (Le service est terminé. Kacem revient et s'assoit à une table. Christiane, en robe noir et tablier blanc l'aperçoit.)

 

CHRISTIANE. ‑ T'es pas encore au travail ?

 

KACEM. ‑ Je vous attendais.

 

CHRISTIANE. ‑ C'est interdit de rester dans le self après le repas. T'as entendu ?

 

KACEM ‑ Je ne suis pas sourd. Dans la chaîne, tout à l'heure, je vous ai posé une question. Vous m'avez trompé. C'était du cochon.

 

CHRISTIANE. ‑ Ici, ce n'est pas un quatre étoiles. Plat unique. Si t'es pas content, tu iras manger ailleurs.

 

KACEM. ‑ J'attends des excuses.

 

CHRISTIANE. ‑ Pourquoi des excuses ? Tu décampes où j'appelle les chefs.

 

KACEM. ‑ Je ne suis pas une bête. On doit me respecter dans ce que je suis. Je veux des excuses (un long temps d'observation tendue).

 

CHRISTIANE. ‑ Maintenant, tu fous le camp. (Elle lui envoie un broc d'eau au visage.) Voilà pour te rafraîchir le portrait. (Kacem la bloque avec violence.)

 

KACEM. ‑ J'ai droit aux excuses.

 

CHRISTIANE. ‑ Jamais d'excuses à quelqu'un comme toi. Au secours.

 

PHILIPPE. ‑ Que se passe‑t‑il ? Lâchez‑la.

 

KACEM. ‑ Elle m'a donné du cochon. Je veux des excuses.

 

PHILIPPE. ‑ Madame Christiane, expliquez‑moi.

 

CHRISTIANE.‑Je faisais mon nettoyage. II m'a sauté dessus. Un sauvage.

 

PHILIPPE. ‑ Mais, il est trempé.

 

CHRISTIANE. ‑ Juste un peu d'eau pour me défendre.

 

KACEM. ‑ Menteuse, tu m'as attaqué.

 

PHILIPPE. ‑ Monsieur Slimi, dans une entreprise française moderne, ce type de manifestation liée à des arriérations de coutume alimentaire ne doit plus exister. Compris. Vous êtes nouveau et vous créez déjà des incidents. Si vous n'êtes pas satisfait de la nourriture collective, vous amènerez votre gamelle le midi. C'est incroyable tout cela. Nos hôtes japonais vont arriver. Je vais les accueillir au portail. (Il pose dans les cheveux de Christiane, un serre‑tête blanc de dentelle.) De la classe, Madame Christiane. Je vous ai choisie pour cela. Souriez, c'est important pour l'avenir commercial de notre société. (Christiane et Philippe sortent. Kacem reste assis à une table. Ginette vient récupérer son cardigan.)

 

GINETTE. ‑ Bonjour. II n'y a pas mon tricot sur la chaise. Je l'ai oublié. (Kacem lui tend le tricot.) Tu ne vas pas travailler? T'as intérêt à pointer à l'heure sur la bête noire. Pour un retard de trois minutes, on te retient un quart d'heure. Au bout de cinq heures mensuelles, la prime saute.

 

KACEM. ‑ Je m'en fous des primes. Sans prime ou avec prime, on reste un matricule. Ici, je suis rien, un orphelin de ma dignité, de mon nom.

 

GINETTE. ‑ Ta première usine ?

 

KACEM. ‑ Je n'aime pas les questionnaires.

 

GINETTE. ‑ Excuse‑moi.

 

KACEM. ‑ Tu sais les mots d'excuses, toi. Je vis aux Lilas. Mon père était maçon, ma mère travaille à l'hôpital Tenon, elle lave les cancéreux. J'ai une jeune sœur qui ne sort jamais ailleurs qu'à l'école. J'ai une histoire, ici je ne suis qu'un numéro comme une ligne d'autobus.

 

GINETTE. ‑ Ligne 96 pour les Lilas : c'est la mienne aussi. On sort d'ici à 16 h 30. On pourrait faire le trajet ensemble. II faut aller travailler...

 

KACEM. ‑ Kacem. Mais j’aime pas qu'on me cajole.

[ Usage pédagogique ] 

 

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