Voltaire : La tragédie n’est pas écrite pour un public entassé dans un jeu de paume. La réforme des salles doit suivre celle des lettres. 1748

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Voltaire (François Marie Arouet)  1694-1778 : La tragédie n’est pas écrite pour un public entassé dans un jeu de paume. La réforme des salles doit suivre celle des lettres. 1748

 

[Voltaire se rappelle-t-il Les Fâcheux de Molière lorsqu’il dénonce la présence du public sur scène ? L’architecture française a pris du retard sur l’Italie et le reste de l’Europe : il en va du confort du spectateur, mais aussi de la réception du spectacle et du jeu des acteurs : « Un théâtre construit selon les règles tout être très vaste ; il doit représenter une partie d’une place publique, le péristyle d’un palais, l’entrée d’un temple. Il doit être fait de sorte qu’un personnage vu par les spectateurs, puisse ne l’être point par les autres personnages selon le besoin. Il doit en imposer aux yeux qu’il faut toujours séduire les premiers ». Un Voltaire scénographe avant l’heure et convaincu que le « théâtre à entendre » échoue si les conditions matérielles de la représentation ne sont pas réformées. Le théâtre « doit en imposer aux yeux qu’il faut toujours séduire les premiers ». Une séduction qui n’est pas celle des grands spectacles qui font oublier les mauvais textes, en faisant entrer un cheval et son cavalier armé sur scène !]    

 

 

 

I

 

l serait triste après que nos grands maîtres ont surpassé les Grecs en tant de choses dans la tragédie, que notre nation ne pût les égaler dans la dignité de leurs représentations. Un des grands obstacles qui s’opposent sur notre théâtre, à toute action grande et pathétique, est la foule de spectateurs, confondue sur la scène avec les acteurs ; cette indécence se fit sentir particulièrement à la première représentation de Sémiramis. La principale actrice de Londres, qui était présente à ce spectacle, ne revenait point de son étonnement ; elle ne pouvait concevoir comment il y avait des hommes assez ennemis de leurs plaisirs, pour gâter ainsi le spectacle sans en jouir. Cet abus a été corrigé dans la suite aux représentations de Sémiramis, et il pourrait aisément être supprimé pour jamais. Il ne faut pas s’y méprendre, un inconvénient tel que celui-là seul, a suffi pour priver la France de beaucoup de chefs-d’œuvre qu’on aurait sans doute hasardés, si on avait eu un théâtre [1] libre, propre pour l’action, et tel qu’il est chez toutes les autres nations de l’Europe.

 

 

 

Mais ce grand défaut n’est pas assurément le seul qui doivent être corrigé. Je ne peux pas assez m’étonner ni me plaindre du peu de soin qu’on a en France de rendre les théâtres dignes des excellents ouvrages qu’on y représente, et de la nation qui en fait ses délices. Cinna, Athalie, méritaient d’être représentés ailleurs que dans un jeu de paume, au bout duquel on a élevé quelques décorations de mauvais goût, et dans lequel les spectateurs sont placés contre tout ordre et contre toute raison, les uns debout, sur le théâtre même, les autres debout, dans ce qu’on appelle parterre, où ils sont gênés et pressés indécemment, et où ils se précipitent quelquefois en tumulte les uns sur les autres, comme dans une sédition populaire. On représente au fond du Nord, nos ouvrages dramatique dans des salles mille fois plus magnifiques, mieux entendues, et avec beaucoup plus de décence.

 

 

 

Que nous sommes loin, surtout de l’intelligence et du bon goût qui règne en ce genre dans presque toutes vos villes d’Italie !

 

[…] Un théâtre construit selon les règles tout être très vaste ; il doit représenter une partie d’une place publique, le péristyle d’un palais, l’entrée d’un temple. Il doit être fait de sorte qu’un personnage vu par les spectateurs, puisse ne l’être point par les autres personnages selon le besoin. Il doit en imposer aux yeux qu’il faut toujours séduire les premiers. Il doit être susceptible de la pompe la plus majestueuse. Tous les spectateurs doivent voir et entendre également, en quelque endroit qu’ils soient placés. Comment cela peut-il s’exécuter sur une scène étroite au milieu d’un foule de jeunes gens qui laissent à peine dix pieds de place aux acteurs ? De là vient que la plupart des pièces ne sont que de longues conversations ; tout action théâtrale est souvent manquée et ridicule. Cet abus subsiste comme tant d’autres, par la raison qu’il est établi, et parce qu’on jette rarement sa maison par terre quoi qu’on sache qu’elle est mal tournée. Un abus public n’est jamais corrigé qu’à la dernière extrémité. Au reste, quand je parle d’une action théâtrale, je parle d’un appareil, d’une cérémonie, d’une assemblée, d’un événement nécessaire à la pièce ; et non pas de ces vains spectacles plus puérils que pompeux, de ces ressources du décorateur qui suppléent à la stérilité du poète, et qui amusent les yeux, quand on ne fait pas parler aux oreilles et à l’âme. J’ai vu à Londres une pièce où l’on représentait le couronnement du roi d’Angleterre, dans toute l’exactitude possible. Un chevalier armé de toutes pièces entrait à cheval sur le théâtre. J’ai quelquefois entendu dire à des étrangers : « Ah ! le bel opéra que nous avons eu ; on y voyait passer au galop plus de deux cent gardes. » Ces gens-là ne savaient pas que quatre beaux vers valent mieux dans une pièce qu’un régiment de cavalerie. Nous avons à Paris une troupe comique étrangère, qui ayant rarement de bons ouvrages à représenter, donne sur le théâtre des feux d’artifice. Il y a longtemps qu’Horace, l’homme de l’antiquité qui avait le plus de goût, a condamné ces sottises qui leurrent le peuple. »

 
 
 
 

 
[Voltaire, Dissertation sur la Tragédie, 1748, Préface de Sémiramis, dédiée au Cardinal Querini, Evêque de Brescia et Bibliothécaire du Vatican]

 

 




[1] Au 18ème « une scène libre », un plateau dégagé.

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