Stendhal 1783-1842 : Le cri du cœur ne s’exprimant pas en vers, le drame moderne n’a pas à versifier

Publié le par M

Stendhal 1783-1842 : Le cri du cœur ne s’exprimant pas en vers, le drame moderne n’a pas à versifier 

 

 

On nous dit : Le vers est le beau idéal de l’expression ; une pensée étant donnée, le vers est la manière la plus belle de la rendre, la manière dont elle fera le plus d’effet.

 

OUI, pour la satire, pour l’épigramme, pour la comédie satirique, pour le poème épique, pour la tragédie mythologique telle que Phèdre, Iphigénie, etc.

 

NON, dès qu’il s’agit de cette tragédie qui tire ses effets de la pein­ture exacte des mouvements de l’âme et des incidents de la vie des mo­dernes. La pensée ou le sentiment doivent avant tout être énoncés avec clarté dans le genre dramatique, en cela l’opposé du poème épique. The table is full, s’écrie Macbeth frissonnant de terreur quand il voit l’ombre de ce Banco, qu’il vient de faire assassiner il y a une heure, prendre à la table royale la place qui est réservée à lui le roi Macbeth. Quel vers, quel rythme, peut ajouter à la beauté d’un tel mot ?

 

C’est le cri du cœur, et le cri du cœur n’admet pas d’inversion. Est­-ce comme faisant partie d’un alexandrin que nous admirons le Soyons amis, Cinna ; ou le mot d’Hermione à Pyrrhus : Qui te l’a dit ?

 

Remarquez qu’il faut exactement ces mots-là, et non pas d’autres. Lorsque la mesure du vers n’admet pas le mot précis dont se servirait l’homme passionné, que font nos poètes d’Académie ? Ils trahissent la passion pour le vers alexandrin. Peu d’hommes, surtout à dix-huit ans, connaissent assez bien les passions pour s’écrier : Voilà le mot propre que vous négligez. Celui que vous employez n’est qu’un froid synony­me ; tandis que le plus sot du parterre sait fort bien ce qui fait un joli vers. Il sait encore mieux (car dans une monarchie on met à cela toute sa vanité) quel mot est du langage noble, et quel n’en est pas.

 

Ici la délicatesse du théâtre français est allée bien au delà de la natu­re : un roi arrivant la nuit dans une maison ennemie dit à son confident Quelle heure est-il ? Eh bien, l’auteur du Cid d’Andalousie n’a pas osé faire répondre : « Sire, il est minuit. » Cet homme d’esprit a eu le cou­rage de faire deux vers

 

La tour de Saint-Marcos, près de cette demeure,

 

A, comme vous passiez, sonné la douzième heure. [1]»

 

 

 

[Stendhal,  Racine et Shakespeare n° II, Dupont et Roret, 1825]

 

 

 

La dignité de Racine « nous glace aujourd’hui » (en 1823 !) mais « Je n’hésite pas à avancer que Racine a été romantique » 

 

 

 

 

 

Comment se fait-il que Stendhal admette que Racine tolère l’alexandrin chez Racine ? Il n’y a pas d’incohérence si on se réfère à l’étonnante définition du « romanticisme » par opposition au « classicisme » qu’il donne plus haut.  Est romantique le texte qui fait parler le cœur selon le langage et les habitudes de l’époque, procurant au public le plus de plaisir possibles. Les mœurs évoluant, le romantisme à la mode du jour devient classique et inopérant sur le public en quelques générations.

 

 

 

« Le romanticisme est l’art de présenter aux peuples les oeuvres litté­raires qui, dans l’état actuel de leurs habitudes et de leurs croyances, sont susceptibles de leur donner le plus de plaisir possible.

 

Le classicisme, au contraire, leur,présente la littérature qui donnait le plus grand plaisir possible à leurs arrière-grands-pères.

 

Sophocle et Euripide furent éminemment romantiques ; ils donnè­rent aux Grecs rassemblés au théâtre d’Athènes les tragédies qui, d’après les habitudes morales de ce peuple, sa religion, ses préjugés sur ce qui fait la dignité de l’homme, devaient lui procurer le plus grand plaisir possible.

 

Imiter aujourd’hui Sophocle et Euripide, et prétendre que ces imita­tions ne feront pas bâiller le Français du XIXe siècle, c’est du classi­cisme.

 

Je n’hésite pas à avancer que Racine a été romantique ; il a donné aux marquis de la cour de Louis XIV une peinture des passions, tempé­rée par l’extrême dignité qui alors était de mode, et qui faisait qu un duc de 1670, même dans les épanchements les plus tendres de l’amour paternel, ne manquait jamais d’appeler son fils Monsieur. »

 

C’est pour cela que le Pylade d’Andromaque dit toujours à Oreste Seigneur ; et cependant quelle amitié que celle d’Oreste et de Pylade !

 

Cette dignité-là n’est nullement dans les Grecs, et c’est à cause de cette dignité, qui nous glace aujourd’hui, que Racine a été romantique. »

 

 

 


[1] Il s’agit de Pierre Lebrun, sa pièce est de 1823

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