Yvon Belaval : Pourquoi les sociétés contemporaines ont-elles besoin de spectacle ?

Publié le par Maltern

Yvon Belaval : Pourquoi les sociétés contemporaines ont-elles besoin de spectacle ?

 

 

« On utilise le spectacle pour instruire, guérir, moraliser. Pour instruire ? La mise en scène, l’action rendent attentif sans effort, et le langage visuel se fixe mieux qu’un autre dans la mémoire : aussi Leibniz a-t-il imaginé des spectacles éducatifs sur les métiers, les jeux, les modes de tous les pays, et les jésuites faisaient-il combat­tre en règles de grammaire les princes Solécisme et Barbarisme assistés de leurs chevaliers Prétérit et Supin. Pour guérir ? Dès l’Antiquité, on a prétendu, par la musique ou le spectacle, distraire le malade mental de son idée fixe; celui, nous dit-on aujourd’hui, qui se représente son passé, son rôle social ou celui des gens qui l’entourent, cesse d’en subir la présence, ne pâtit plus de ces rôles; en jouant les difficultés de sa vie réelle, il surprend ses propres résistances et rend le libre cours à sa spontanéité. Enfin, on a toujours accordé au spectacle une action morale, religieuse, politique, patriotique, et surtout au spectacle en corps des pas­sions, c’est pourquoi l’on n’a jamais attaqué le jeu, la peinture, la statuaire, comme on a attaqué le théâtre. La susceptibilité du comédien au Paradoxe sur le comédien ne se comprendrait guère, s’il ne s’y croyait - à tort, mais n’importe! - atteint dans son honneur.

 

Pourtant, on hésite. Instruire est-il l’essence du spec­tacle ? Non : théâtre n’est pas amphithéâtre. Guérir ? Peut-être : moins, sans doute, un individu, que le groupe qui communie dans une cérémonie rituelle. Moraliser ? S’il arrive qu’un spectacle soit l’occasion d’une réforme décisive, c’est que le spectateur portait en lui le besoin de cette réforme. Sinon ? Un avare disait en sortant de l’Avare : « Cette pièce contient d’excellents principes d’économie. »

 

[…] D’une manière générale, la part du spectacle est de plus en plus grande dans la vie de l’homme : ce qui était exceptionnel comme une fête devient sans cesse plus habituel, plus familier, plus quotidien. Ce phénomène universel, ou en passe de l’être, est exploité pour dépolitiser (par le confort) ou politiser (par la contagion affective) et, dans tous les cas, pour distraire et, s’il se peut, aliéner les foules. Toute­fois, cette exploitation n’est possible que soutenue et, en quelque sorte, appelée par leur besoin de s’adapter à un nouveau monde, surpeuplé et mécanisé. Nous ne vivons plus dans la nature, le cadre villageois s’est brisé, le travail ne s’exerce plus au rythme naturel, et, par consé­quent, la détente ou, en d’autres termes, la rêverie, les rêves, les plaisirs, en bref le besoin de spectacles ne peut garder non plus le même rythme. Les paysans désertent la campagne parce que la campagne, pour qui ne s’en tient pas aux apparences, est déjà un désert. Que viennent-­ils chercher dans les villes ? Un milieu véritable où vivre : des spectacles à la mesure du travail moderne. Nous vivons, à la lettre, dans un autre temps. L’exigence accrue de spectacles - de passe-temps - répond à ce nouveau temps. Sans doute change-t-elle le sens de la commémoration. Ce serait une autre étude. »

 

 [Yvon Belaval,            ]

 

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