Pavis : Une lecture de l’espace scénique des Fausses confidences de Marivaux organisé par Jacques Lassale et Yannis Kokkos 1979

Publié le par Maltern

Patrice Pavis : Une lecture de l’espace scénique des Fausses confidences de Marivaux organisé par Jacques Lassale et Yannis Kokkos 1979

  

[Patrice Pavis enseignant à l’Université de Paris 8 est un de ceux qui a su faire échapper la sémiologie du théâtre à deux écueils. Celui d’une théorie enfermée dans l’abstraction et les joies de la modélisation, celui d’une approche descriptive qui n’arrive pas à dégager du sens et du concept. Partant de la représentation, - celle des Fausses confidences de Marivaux par Jacques Lasalle en 1979,- il se livre dans les extraits qui suivent à une analyse de sa mise en scène, et donc de son interprétation du texte, à partir de la notion d’espace. La mise en scène est avant tout une mise en espace, qui suppose des choix et une collaboration étroite, une complicité de vue et de choix, avec le scénographe, ici Yannis Kokkos. Le renouvellement de la critique passe ici par une esthétique de la réception, - il s’agit de la représentation, du « spectacle »,  et non de la production du texte selon des règles, - et qui tente de tenir compte également de l’horizon d’attente du public, - car le spectateur lambda n’existe pas… il s’agit toujours d’un spectateur de l’ici et du maintenant, contraint et libéré par sa culture, culture du regard en particulier. C’est donc sans doute le destin d’une sémiologie rigoureuse que de travailler sur l’éphémère et de livrer des analyses transitoires.]    
  

"L’idée de partir, pour une analyse de la représentation, de l’espace est à la fois évidente et discutable. Evidente, puisque toute mise en scène est nécessairement mise en place et déploiement d’un dispositif (scénique, actantiel, dramaturgique) devant une audience (laquelle voit et écoute) ; discutable, dans la mesure où l’espace - même ainsi étendu à d’autres notions - reste un élément de la mise en scène parmi d’autres et où il y a toujours quelque parti pris à mettre en séquence dans un ordre nécessaire­ment artificiel, ce qui se donne sur scène comme un tout simultané. Du moins, espérons-nous travailler dans le bon sens, c’est-à-dire partir de con­sidérations sur l’espace scénographique, pour en venir ensuite à l’inscrip­tion gestuelle des acteurs dans cet espace et finir sur les conséquences pour la dramaturgie et la réception du texte marivaudien. Par rapport aux études traditionnelles sur un texte et ses mises en scènes, ceci consti­tue peut-être (toutes proportions gardées) un « retournement » coperni­cien lourd de conséquences, car on postule ainsi que la mise en scène (re)-donne à lire le texte (et non plus, selon l’idée reçue, qu’un même texte produit plusieurs mises en scènes).

  

Aucune méthode sémiologique de la représentation ne s’est encore impo­sée, et on peut même douter que cela se produise, tant les objets à décrire diffèrent et tant aussi varient les buts de l’analyse : s’agit-il de rendre compte d’une séquence ou des principes de la mise en scène ? d’examiner le jeu ou les décors ? Même si l’on voudrait restituer le texte spectaculaire glo­bal de la mise en scène, on ferait difficilement l’unanimité parmi les cher­cheurs sur la disposition et le relevé des signes scéniques. Dans ce qui suit, on a préféré ne pas faire un relevé systématique de tous les signes ou même simplement de tous les systèmes signifiants de la mise en scène. Il semble, en effet, que l’accumulation d’observations sur les signes et les codes mis en jeu ne soit pas directement utilisable pour passer à l’étape suivante : la com­préhension de la fabrication du sens à partir de l’interaction des signes. C’est pourquoi il est préférable d’organiser les réseaux de signes observés en fonction de principes de structuration des espaces scénographiques et ges­tuels. Méthode résolument synthétique qui n’invalide pas la recherche des signifiants théâtraux, mais la présuppose au contraire pour passer directe­ment à la formalisation des réseaux de signes et de leurs signifiés. Bien entendu, nous avons à traduire immédiatement en termes de fonction dra­maturgique et d’interprétation textuelle ces signifiants visuels. De sorte que le lien entre description et interprétation reste, en sémiologie, très étroit.

 

I. -L’ESPACE DU TEXTE SPECTACULAIRE

  1. L’espace scénographique

  Dans l’acception la plus large possible, l’espace théâtral se définit comme la feuille blanche (ou ici la boîte noire) où tout ce qui est percepti­ble depuis la salle est susceptible de s’inscrire. L’espace devient le support sur lequel tous les signes et systèmes scéniques se greffent ; il comprend les dispositifs scéniques et le lieu d’où le public assiste à l’événement théâ­tral, donc la scénographie et l’architecture théâtrale. Il serait même possi­ble d’étendre cet espace à l’espace du quartier ou de la cité qui entoure le bâtiment théâtral en examinant comment l’espace de la cohabitation sociale se reflète dans le type d’espace scénographique d’une époque ou d’un style donnés (Hays, 1978). Mais l’espace se construit également à partir de l’évolution scénique des comédiens, comme extension de leur corps et de leurs gestes. L’espace scénographique forme alors le cadre à l’intérieur duquel l’espace actuel a toute latitude pour évoluer (cf. Pavis, 1980a, articles Cadre, Espace).

 

Réutilisation de la scène à l’italienne

 

La scène du Théâtre Gérard Philipe, déjà frontale et située d’un seul bloc en face de la salle, un peu comme un écran de cinéma, est encore davantage « italianisée » par l’apport d’un cadre de scène qui réduit l’ouverture du pla­teau. Tout ce qui est visible sur scène apparaît dès lors comme encadré dans un tableau et ramené à la surface d’un espace à deux dimensions. L’ouverture générale, somme toute assez étroite par rapport à la grandeur de la salle, cause parfois aux spectateurs placés latéralement ou en hauteur une gêne dans le champ de vision dans la meilleure tradition de la scène à l’italienne...

 

Mais - différence profonde avec ce type de scène - l’espace scénique ne se présente pas comme un milieu homogène et illusionniste qui se donne « en bloc » au regard ; l’encadrement externe est redoublé par un cadre interne, laissant apparaître en son centre un large escalier. La partie droite de la scène présente un long panneau mural où se dissimule une porte secrète. Cette duplication du même procédé d’encadrement annule tout effet de perspec­tive, d’illusion référentielle et de confort visuel. En posant ostensiblement la boîte à l’italienne sur le plateau, en multipliant les ouvertures des surfaces parallèles à la rampe, le décorateur (Yannis Kokkos) met en abyme la notion même d’ouverture scénique et de « boîte à théâtre ». Le regard centralisateur du spectateur idéal de la représentation illusionniste se trouve comme ren­voyé par ce procédé de mise en boîte de l’espace scénique. Cette mise en cause de la scène à l’italienne par les moyens de ce type de scénographie pro­duit une sensation ambiguë de fascination/répulsion. Il est d’entrée clair que c’est le lieu de la représentation classique qui sera interrogé sous nos yeux et avec lui notre droit de regard sur le texte de Marivaux et sur notre propre situation.

  […]

 
2. Rhétorique scénique

 

Tenter d’analyser les réseaux de signes en termes de rhétorique impli­que, si l’on veut dépasser la métaphore, que l’on puisse regrouper en quel­ques figures simples l’organisation de quelques signes appartenant à plu­sieurs systèmes. Il est alors loisible de recourir à l’arsenal des figures de la rhétorique classique pour décrire l’utilisation de l’espace en fonction de quelques principes

  
Double codage de l’espace

  L’espace de l’escalier : l’escalier constitue un espace vertical et centri­fuge dont on ne sait pas vraiment où il mène : mais on remarque que seu­les les femmes s’y sentent chez elles et l’empruntent pour arriver sur la scène frontale. Sans devenir le symbole trop évident de l’ascension sociale pour Dorante ou de la prise d’assaut de l’espace féminin par Dubois et Dorante, l’escalier suggère vaguement certaines de ces connotations et figure le lieu par excellence de la transition et de la conquête. Il est loin d’ailleurs de se limiter à cette fonction locomotrice, puisqu’il est aussi bien l’espace du jeu (Arlequin glissant sur la rampe (I, 1) ; Araminte et Marion se faisant des confidences (photo 3), de la conversation familière (photo 4), de l’accusation maternelle et de la régression (Araminte, III, 7). C’est l’espace d’Araminte par excellence dans tout ce qu’il a de précaire, de menacé, malgré l’apparente solidité et l’équilibre de l’objet et du person­nage. Rien n’y est mathématique et décidé : la courbe et le creux règnent en maîtres.

 

L’espace plan du mur (latéral et transversal) est horizontal et centri­pète ; il n’existe que par centrage et cadrage sur un groupe, comme gros plan sur leur discours tactique (photo 7) ou comme point de rassemble­ment des gens d’une même condition (même s’ils n’en sont pas d’abord eux-mêmes conscients (photo 8). C’est un espace un peu fruste, dénudé et unicolore où la ligne et l’angle droit dominent. Rien ne permet d’y asso­cier un objet ou un décor. Le mur et le parquet aux lattes parallèles à la rampe sont franchement à découvert et sans âme. Ce lieu semble contrôlé par le discours social, par l’homme, l’amoureux (Dorante, Le Comte). Au premier plan, cet espace s’ouvre clairement en un chemin de passage côté Jardin, l’entrée des personnages bourgeois et nobles extérieurs à la maison ; côté Cour, le parc d’agrément et probablement les dépendances des domestiques. »

  
[Patrice Pavis, L’espace des Fausses confidences, et les fausses confidences de l’espace, paru en 1980 repris au Ch.13 de Voix et Images de la scène, pour une sémiologie de la réception, Presses Universitaires de Lille, 2ème éd. 1985, pp 201 sq]


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